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faveur royale dont la perte faisait mourir de douleur un courtisan au temps du grand roi ! Quel sujet d’étonnement pour Louis XV, lorsque Chauvelin, son capitaine des gardes, sollicita la permission de se rendre à Chanteloup : « Mais il n’était pas de vos amis, observa le prince. — C’est à cause de cela, sire, répliqua fièrement Chauvelin ! » L’attraction était telle, que le roi devint lui-même curieux d’apprendre ce qui se passait chez le duc et qu’il demandait souvent à ceux qui en revenaient : « Que dit-on à Chanteloup ? » Et non-seulement amis, inconnus s’y précipitaient, mais on se réconciliait tout exprès pour faire ce voyage, et Mme de Luxembourg, brouillée naguère avec les Choiseul, était reçue avec tendresse, « parce que c’était pour eux un nouveau rayon de gloire, dit Walpole, et qu’ils en sont ivres. » Afin de laisser un souvenir durable de tant de marques d’affection, le duc fit élever une espèce d’obélisque chinois de sept étages, surnommé la Pagode, et graver sur des plaques de marbre, à l’intérieur, les noms de tous ses visiteurs : les mots reconnaissance et amitié, inscrits en caractères bizarres, couraient l’un après l’autre dans toute la partie circulaire de ce bâtiment, construit en pierres de taille, haut de cent vingt pieds, et qui ne coûta pas moins de 40,000 écus. « Il n’est donc pas possible de rendre cet homme-là malheureux ! » s’écriait avec dépit la princesse de Marsan, l’Égérie du parti des dévots. Et en effet il n’est digne que d’envie et point de pitié.

Chasses à courre et à pied, promenades, parties de pêche et concerts sur l’eau, où le duc de Guines « joue de la flûte comme Blavet, » où sa fille, la duchesse de Castries, « touche de la harpe mieux que David, » comédies, musique, bibliothèques, collections superbes de gravures et de médailles, conversations charmantes, tournois poétiques, trictrac, dés, billards, volans, pharaon, biribi, loto, trou-madame, tout était combiné pour la joie et le bonheur des hôtes de céans. Pour amuser son mari, la duchesse apprend le clavecin et elle arrive à jouer la comédie en perfection : les principaux acteurs du théâtre de Chanteloup sont MM. d’Usson, de Mun, d’Ayen, d’Onésan, Mmes de Tessé, de Chauvelin, de Poix ; en juillet 1773, ils donnent les Fausses Infidélités, le Tartufe, l’Esprit de contradiction de Dufresny, le Médecin malgré lui, la Métromanie, l’Impromptu de campagne, l’Avare, la Mère jalouse, la Jeune Indienne ; et du coup voilà le grand-papa (Choiseul) réconcilié avec les troupes de province. Pas de règle, aucune trace de cette forte discipline que quelques femmes font prévaloir dans leurs salons ; la règle, au sentiment de la duchesse, est une entrave, et le plaisir n’en veut point. Toujours contens de l’instant présent, hôtes et châtelains ne forment pas de projets pour