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question de date. Sans prendre absolument au pied de la lettre les « vingt-cinq années » de Segrais, je ne crois pas cependant qu’il soit possible de retarder jusqu’aux environs de l’année 1665 l’époque où Mme de La Fayette a connu La Rochefoucauld. Il ne me paraît guère probable en effet que, durant ces années brillantes de monde et de cour qui suivirent son mariage, elle ne l’ait jamais rencontré soit à Versailles, où l’ancien frondeur n’avait pas renoncé à recouvrer tout crédit, soit chez Madame, au Palais-Royal ou à Saint-Cloud, soit encore dans quelque salon qu’ils auraient fréquenté tous les deux. Je m’imagine, sans beaucoup de fondement je l’avoue, que cette rencontre dut prendre place chez Amalthée, c’est-à-dire chez Mme du Plessis-Guénégaud, cette amie commune de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné, qui visait un peu à remplacer Mme de Rambouillet et qui, dans son hôtel, bâti sur l’emplacement de l’ancien hôtel de Nevers (c’est là que se trouve aujourd’hui la Monnaie), recevait comme elle les beaux esprits. Racine y devait lire pour la première fois, en 1665, sa tragédie d’Alexandre, et on sait qu’à cette lecture Mme de La Fayette et La Rochefoucauld assistaient tous les deux. La première fois que Mme de La Fayette vit La Rochefoucauld, il est impossible qu’elle ne l’ait pas remarqué. Il portait un des plus grands noms de France ; il avait été mêlé à des aventures célèbres et la plus belle femme de son temps l’avait aimé. Il est vrai qu’il marchait vers la cinquantaine, mais s’il faut en croire son portrait peint par lui-même qui date précisément de cette époque (1659), il avait encore les yeux noirs, les sourcils épais, mais bien tournés, la taille libre et bien proportionnée, les dents blanches et passablement bien rangées, les cheveux noirs, naturellement frisés et « avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. » Il pouvait donc plaire encore, et la goutte, qui devait plus tard le travailler si fortement, n’avait point encore fait des siennes. Quant à son humeur, si nous en jugeons d’après son propre dire, bien qu’il eût quelque chose de fier et de chagrin dans la mine, ce qui faisait croire à la plupart des gens qu’il était méprisant, il assure qu’il ne l’était point du tout. En tout cas, il était d’une civilité fort exacte parmi les femmes et ne croyait pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur eût pu faire de la peine. Lorsqu’elles avaient l’esprit bien fait, il aimait mieux leur conversation que celle des hommes. Quant à l’état de son cœur, il faut l’en laisser parler en propres termes : « Pour galant, je l’ai été un peu autrefois ; présentement, je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J’ai renoncé aux fleurettes et je m’étonne seulement de ce qu’il y a encore tant d’honnêtes gens qui s’occupent à en débiter. J’approuve extrêmement les belles passions, elles marquent la grandeur de l’âme, et, quoique