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1804 et qui font avec tant de sévérité le procès du siècle finissant. Fichte montre l’incurable faiblesse de ces prétendus esprits forts qui se refusent à rien croire que l’expérience n’ait prouvé, incapables de s’élever au-dessus de l’égoïsme en morale, perdant le sentiment du divin, et presque toujours prêts à devenir les dupes de grossiers charlatans. Les romantiques ne pouvaient qu’applaudir à ce langage. Aussi Frédéric Schlegel appelle-t-il Fichte « le plus grand métaphysicien actuellement vivant, » bien que Kant soit encore dans tout l’éclat de sa gloire. Et signalant à son frère une brochure politique de Fichte : « Ce philosophe, ajoute-t-il, qui sait, quand il le faut, dépasser Spinosa et Kant, peut être aussi un admirable écrivain populaire…. Compare son éloquence entraînante, dans ses leçons sur la Destination du savant, avec les exercices de déclamation de Schiller… Fichte est vraiment celui que cherchait Hamlet. Chaque démarche de sa vie semble crier : « Voilà un homme ! »

Lessing n’est pas jugé, à beaucoup près, aussi favorablement. Sans doute les romantiques reconnaissent son mérite littéraire et sa bienfaisante influence. Ne continuent-ils pas eux-mêmes son œuvre, par un certain côté, en détournant de plus en plus l’Allemagne de son admiration pour l’esprit français ? Mais il a le tort, à leurs yeux, d’appartenir à la génération qui les a précédés et dont les tendances leur sont odieuses : il a le tort, tout bon Allemand qu’il soit, de s’être formé à l’école de Bayle, de Voltaire et de Diderot. Nul pressentiment du romantisme n’apparaît encore chez lui ; Werther même l’a indigné : il n’y a vu qu’un très mauvais roman. Et puis il raisonne trop, ou, du moins, il a trop de foi dans la puissance du raisonnement. Novalis a très bien su dire ce que les romantiques reprochaient à Lessing : « Il avait la vue trop nette, et il perdait ainsi le sentiment du tout indistinct, l’intuition magique des choses. » Il s’en tient à la ligne des objets et des idées, à la ligne sèche et rigide : il ne sent pas la fusion insensible des contours fuyant et s’évanouissant sans limites précises. En un mot, le sens du mystère lui manque, c’est-à-dire précisément, selon les romantiques, le sens du réel. Frédéric Schlegel a écrit sur Lessing un de ses meilleurs articles. Les ennemis des romantiques se couvraient sans cesse de ce grand nom. Schlegel veut leur prouver qu’ils n’y ont aucun droit. Il revendique hardiment Lessing pour son propre parti. Il soutient adroitement ce paradoxe en montrant en Lessing l’adversaire implacable de la médiocrité et de la platitude. Il fait ressortir la hardiesse et l’originalité d’esprit de l’auteur de la Dramaturgie, son horreur de la banalité, sa passion généreuse pour la vérité méconnue ou oubliée. Schlegel n’est pas