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Apprentis de Saïs, dans Henri de Ofterdingen, tel morceau que l’on peut dire achevé, et qui donne encore aujourd’hui l’impression rare d’un art spi ritualisé, raffiné et exquis. Le romantisme chez Novalis est plus conscient et plus étudié que chez Tieck et Wackenroder : aussi Novalis est-il salué par Frédéric Schlegel, dès ses premières œuvres, comme le poète romantique par excellence. Lui-même subit, par contre-coup, l’influence des frères Schlegel, mais moins docilement que Tieck. Sa première admiration était allée à Schiller, dont il fut l’élève à l’université d’Iéna. Puis la philosophie brillante et audacieuse de Fichte le séduit : il passe bientôt aux sciences naturelles, qu’il étudie avec la méthode la plus romantique du monde, et enfin, heureusement, il revient aux lettres et compose Henri de Ofterdingen. Ce roman est à Sternbald ce que Sternbald était à Wilhelm Meister. C’est, dit fort bien M. Haym, du romantisme à la seconde puissance. Tout y est étrange, fantastique et mystique. Les événemens sont incompréhensibles, les personnages à peine humains. Nous sommes tout près de l’allégorie pure. Le monde où le poète se meut est de sa création : il est bien, selon la formule romantique, l’œuvre de sa liberté souveraine et absolue. Malheureusement, nous avons grand’peine à nous y mouvoir avec lui.

Les intentions de Novalis sont assez claires, si son roman ne l’est pas. Lui-même nous les a expliquées en critiquant Wilhelm Meister. Il ne reconnaît à l’ouvrage de Goethe qu’un grand mérite de style, sous lequel se dissimulent la pauvreté et la sécheresse du fond. « Goethe, dit-il, est un poète trop pratique… Ses œuvres me font penser aux articles de fabrication anglaise : c’est parfaitement simple, solide, confortable, cela fait de l’usage. Il a, comme les Anglais, un goût naturellement économe, et il s’en est fait un noble par la réflexion… Wilhelm Meister est une œuvre prosaïque. L’élément romantique en est absent, et avec lui la poésie de la nature et le merveilleux. Il n’y est question que de choses ordinaires et banales… Athéisme artistique, voilà l’esprit de cet ouvrage. Quelle économie merveilleuse n’a-t-il pas fallu à Goethe pour atteindre à un effet poétique avec une matière prosaïque et vile ! » Et résumant ses griefs en un dernier reproche, le plus cruel de tous, Novalis conclut : « Wilhelm Meister est vraiment un Candide, dirigé contre la poésie. » Que de chemin parcouru en quelques années ! Naguère, les romantiques ne trouvaient pas assez d’éloges pour célébrer dignement l’œuvre de Goethe : ce n’était rien moins qu’un pas décisif dans une voie nouvelle, le coup d’éclat d’une révolution dans l’art. Maintenant, ce n’est plus que le tour de force d’une habileté peu estimable, une contrefaçon du romantisme, une