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sorte de crime artistique. Pourquoi ce brusque revirement ? C’est que les romantiques ne veulent plus aujourd’hui que du merveilleux et du surnaturel. La peinture du réel est une forme d’art basse et méprisable. Novalis écrit le mot décisif : « L’art doit être une magie. »

Dans Henri de Oflerdingen, Novalis a essayé de joindre l’exemple au précepte. La tentative n’a pas été heureuse. Ce roman trop romantique n’est pas seulement ennuyeux, mais incompréhensible, et hormis de courts épisodes, illisible. C’est le réel qui prend sa revanche. Novalis a été victime d’une théorie. Il répète avec Schlegel le principe romantique : « La distinction de la poésie et de la philosophie n’est qu’apparente et à leur commun préjudice… La philosophie est la théorie de la poésie : elle nous enseigne ce qu’est la poésie, qu’elle est l’un et le tout. » Novalis se laisse duper par les mots. Sans doute, la réalité appartient au poète, aussi bien qu’au philosophe : c’est là une idée juste et féconde, et qu’il est bon de ne pas laisser oublier. Mais comment l’interpréter ? Faut-il croire que l’imagination du poète peut créer arbitrairement, en vertu de sa liberté souveraine, un univers poétique ? Peut-elle, par la puissance de sa magie, évoquer un monde nouveau, et cependant véritable ? Le métaphysicien arrive à tout tirer du moi, parce qu’il a pu tout y mettre : il n’y faut qu’un effort ou peut-être un artifice logique. L’artiste doit se garder de cette témérité, sous peine d’échouer misérablement. Il doit revenir toujours à la nature, l’aimer, l’étudier, la comprendre, pénétrer l’âme des choses, se retrouver en elles, et non vouloir les tirer de soi. Au fond, ce que Novalis blâme chez Goethe, c’est l’objectivité de son art. Goethe eût accepté le reproche, et s’en serait sans doute fait honneur. Les plus profonds idéalistes n’ont-ils pas été toujours des réalistes, et souvent les plus dignes de ce nom ? Cela n’est-il pas vrai des maîtres préférés des romantiques, d’Albert Durer, de Shakspeare, de Cervantes ? Et lorsque Novalis, pour mieux affirmer la souveraine indépendance de l’imagination du poète, en vient à dire que le genre suprême de la littérature est le conte fantastique, sa théorie ne s’est-elle pas condamnée elle-même ?

Les frères Schlegel occupent une place à part dans l’école romantique. Fils d’un obscur homme de lettres hanovrien, neveux d’Elias Schlegel, un des écrivains qui ont annoncé la renaissance de la littérature allemande au XVIIIe siècle, et qui eût pu devenir, s’il eût vécu, un utile auxiliaire de Lessing, Guillaume-Auguste et Frédéric ont même vocation et mêmes goûts littéraires. Pendant de longues années ils ont pu collaborer, de près ou de loin, sans difficultés sérieuses : il a fallu, pour les brouiller, des jalousies et