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des rivalités de femmes, et surtout l’influence de Caroline Schlegel sur Guillaume son mari, de cette Caroline que Schiller appelait « dame Lucifer. » Tous deux sont des travailleurs acharnés, dévorant les livres et capables de remplir presque à eux seuls une revue. Ils aiment l’érudition. Formés à l’école de Lessing, de Winckelmann, de Herder, ils savent de l’antiquité ce que l’on en peut savoir de leur temps, et ils possèdent aussi les langues et les littératures modernes : anglais, français, italien, espagnol, portugais, provençal, vieil allemand, tout leur est bon et ils lisent tout. Cela même ne leur suffit point : arrivés à l’âge d’homme, ils se mettent à apprendre le zend et le sanscrit. Frédéric s’y essaie le premier. Son frère le suit et le dépasse dans ces études extrêmement pénibles, qui exigent une mémoire et une application extraordinaires : car elles étaient alors dans l’enfance, et l’on ne disposait point des secours qui les rendent aujourd’hui plus accessibles. Tous deux enfin sont grands faiseurs d’articles et de comptes-rendus. Ils ont le goût de la critique : ils aiment à juger et à classer leurs contemporains, et à dégager les principes au nom desquels ils approuvent ou ils blâment. Par suite, ils s’efforcent d’organiser la littérature allemande ; et le romantisme eût bien existé sans eux, mais non pas l’école romantique.

Chacun des deux frères, toutefois, garde sa physionomie propre. L’aîné, Guillaume-Auguste, excelle dans la traduction. Intelligence ouverte et bien pondérée, écrivain correct et fécond, il débute par un travail sur la Divine comédie où, le premier en Allemagne, il entre dans le sens de l’œuvre du grand Florentin. Bientôt il traduit Shakspeare avec tant de bonheur qu’il le naturalise, pour ainsi dire, sur la scène allemande. Il n’est pas moins heureux avec Calderon, avec Cervantes, avec Camoens. Herder a trouvé là un successeur digne de lui. Il n’y a guère que les Français, — et surtout Molière, — à qui Guillaume Schlegel n’ait rien compris. Il est permis de penser qu’il n’y a pas mis beaucoup de bonne volonté. Il a cru sans doute continuer l’œuvre de Lessing, en rabaissant le grand comique français, comme l’auteur de la Dramaturgie avait fait les tragiques : mais il s’y est pris lourdement, et personne n’a voulu croire, même en Allemagne, que Molière fût sans génie et jouît d’une réputation usurpée. Les attaques maladroites de Schlegel n’ont nui qu’à lui-même. Goethe n’a pas caché son peu d’estime pour cette critique étroite et partiale. Elle n’a plus aujourd’hui que la valeur d’un symptôme significatif, qui nous révèle les dispositions de la critique romantique à l’égard des écrivains classiques français. Évidemment Schlegel croyait nécessaire de porter un dernier coup à leur influence, fort ébranlée déjà, mais encore puissante. Lorsque