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présens, qui l’originalité, qui le don des langues, qui l’esprit critique, qui l’amour du beau ; mais que la méchante fée, qu’on n’invite jamais, survint tout à coup et ajouta : « Et tous ces dons seront gâtés par la pédanterie. » Frédéric Schlegel est pédant naturellement ; s’il pouvait, il le serait exprès. Il n’est pas jusqu’au besoin de ne rien penser ni rien dire comme un autre qui ne provienne de ce vilain défaut, comme La Bruyère l’a si finement indiqué dans son portrait de Cydias-Fontenelle.

Si graves cependant qu’aient été leurs défauts, ces premiers écrivains de l’école romantique allemande marquent une date et méritent une place dans l’histoire de la littérature de leur pays, on peut même dire dans l’histoire de la littérature européenne. Non pas par leurs œuvres : Novalis excepté, et à moins de compter Heine parmi les romantiques, — encore appartient-il aux derniers momens de l’école, — ils n’ont presque rien laissé qui soit assuré de vivre. Jamais révolution littéraire n’a prétendu s’accomplir avec si peu d’œuvres originales et tant de comptes-rendus et d’articles. C’est là leur côté faible, et eux-mêmes l’ont bien senti. Pour justifier aux yeux du public leur attitude intransigeante et leur polémique hautaine et agressive contre tous ceux qui n’acceptaient pas leurs formules, il leur aurait fallu montrer quelque chose de plus que la Divine Comédie, Don Quichotte ou la Tempête. On attendait d’eux un chef-d’œuvre qui répondît à leurs prétentions et imposât silence à leurs contradicteurs : le chef-d’œuvre ne vint pas. Aussi, lorsqu’ils critiquaient aigrement Schiller, lorsqu’ils préféraient au Wilhelm Meister de Goethe le Sternbald de Tieck ou le Henri de Ofterdingen de Novalis, Goethe et Schiller pouvaient laisser dire. Le public leur demeurait fidèle, et Schlegel lui-même les vengeait amplement en publiant Lucinde.

Mais ils ont été, d’autre part, de grands remueurs et de grands semeurs d’idées. Leur goût pour la philosophie de Kant et de Fichte a fait d’eux d’assez pitoyables artistes, mais, en revanche, des critiques originaux et féconds. Sous une forme parfois obscure et pédantesque, ils exprimaient une idée juste et nécessaire : ils replaçaient la littérature dans l’art, et ils rétablissaient la communauté d’origine de l’art, de la science et de la religion. Ils ont compris que la critique doit être une esthétique, et que l’esthétique est elle-même une philosophie, puisque les grandes questions qui intéressent l’humanité y sont toujours implicitement résolues. Une œuvre d’art enferme une conception, une interprétation, et, en un certain sens, une création de l’univers : elle est donc, à sa manière, une métaphysique. Théorie puissante, d’où pouvaient sortir également, comme l’événement l’a prouvé, un art romantique idéaliste