Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seul livre qui n’ait été examiné ne tombera entre ses mains ; l’histoire même est expurgée, comme toute notion d’art et de science. Elle n’aura, pour ainsi dire, d’opinions personnelles sur quoi que ce soit ; elle vit au milieu des siens, joyeuse, obéissante, cordiale. Peu de distractions, beaucoup d’exercices de piété. L’entrée au couvent en est parfois la conséquence[1]. « Toute jeune fille bien élevée éprouve des accès de saint enthousiasme où elle considère le cloître comme la vocation la plus haute, » et il suffit souvent d’un rien, d’un nuage, d’une déception pour décider si elle sera mondaine ou carmélite. Il en est qui consentent au mariage par soumission à leurs parens ; mais alors, c’est le prêtre et non le mari qui reste le confident des peines et des pensées secrètes. Toutes, assurément, ne reçoivent pas une éducation aussi religieuse ; mais on les maintient dans cette innocence, elles n’ont aucune liberté, elles ne sortent pas qu’on ne les accompagne. L’appréhension des parens, c’est que, livrée à elle-même, leur fille ne fasse quelque sot et fâcheux mariage. — Quel contraste avec l’indépendance des jeunes Anglaises et Américaines, dont la préoccupation constante est de s’emparer de l’imagination d’un homme, de conquérir un mari ! En France, il n’y a que dans la classe des paysans et des ouvriers où les jeunes filles aient autant de liberté qu’en Angleterre, en Amérique ou en Allemagne. Si les romanciers français choisissent l’adultère comme sujet de prédilection, M. Hamerton ne l’attribue nullement à sa fréquence, mais uniquement à ce fait qu’il est interdit aux jeunes filles françaises d’éprouver avant le mariage la moindre velléité d’attachement de cœur, et qu’elles n’offrent, dès lors, aucun intérêt romanesque.

Dans le mariage français se retrouvent les deux traits dominans de notre caractère, rationalisme et instinct social. « Il n’est ignoré de personne, dira M. Hillebrand, que la famille française est fondée sur le mariage de raison. » D’après M. Brownell, l’individualisme étant inconnu en France, tout y étant organisé en vue de la société et de l’opinion, il serait contraire aux tendances nationales de laisser une institution aussi importante que le mariage entièrement à la fantaisie des personnes intéressées. On se marie, en France, moins pour soi que pour les autres, rarement au-dessus ou au-dessous de sa classe. Les mésalliances inspirées par la passion y sont fort rares. Pendant les vingt années qu’il a vécu en France, M. Hillebrand n’a jamais entendu citer un jeune homme de famille qui ait épousé l’institutrice de sa sœur, ni une jeune fille qui se soit laissé enlever par le précepteur de son frère. « On sait, ajoute-t-il,

  1. Le nombre des femmes engagées dans les ordres monastiques a doublé en France depuis un siècle.