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l’individualisme, le sens de la responsabilité personnelle ; ils s’habituent à compter sur les autres plus que sur eux-mêmes. Une crainte morbide de se distinguer, de se mettre en avant, les laisse désemparés au jour du danger. « L’homme, en France, dit Goethe, qui ose penser ou agir d’une manière différente de tout le monde, est un homme d’un grand courage. » Et c’est pour cela que quiconque ose se mettre en avant aura toujours parmi nous la partie si belle.

Cette France, que M. Hillebrand nous présentait, en 1871, comme incapable de self-government, marche au contraire, d’après M. Hamerton, vers la liberté politique. Le rationalisme abstrait qu’on lui reproche, l’excès de législation, ce sont là, d’ailleurs, des tendances communes à tous les états modernes. Elle a, sans doute, ses difficultés intérieures, un gouvernement qui n’est pas accepté de tous, les partis à l’état de guerre civile latente. Elle est soumise enfin à la nécessité de se préparer à une guerre européenne de proportions telles que l’imagination a peine à les concevoir ; et le résultat de cette guerre dira si la Révolution a été pour la France une cause de ruine ou un principe de régénération. Malgré ces sombres nuages, les Français ont foi en leurs institutions démocratiques ; ils se croient moins menacés que les autres peuples par les transformations sociales, ils envisagent l’avenir avec confiance.

Tout en considérant les Allemands, ses compatriotes, comme des-diamans encore à l’état brut, M. Hillebrand réagit contre leur dédain, leurs préjugés à notre égard. Il consent à reconnaître que notre décadence n’est que fictive, que du moins pour l’art, la vie morale et intellectuelle, les Français ne le cèdent à aucune autre nation. Dans le parallèle qu’il poursuit entre la France et l’Angleterre, M. Hamerton conclut que les Anglais deviennent plus tolérans, plus ouverts, que les Français gagnent en sens pratique et en prudence ; il n’accorde à aucun des deux peuples une supériorité marquée sur l’autre. M. Brownell exalte la France comme la nation la plus civilisée, la plus socialement développée du monde moderne ; elle est pour lui, comme pour le président Jefferson, la seconde patrie de tout homme cultivé : la nation où, selon Matthew Arnold, le peuple est le plus vivant, où le contraste est le plus adouci entre la pauvreté et la richesse, où, d’après les étrangers, la vie est la plus douce et la plus facile, et où il fait le meilleur vivre.


J. BOURDEAU.