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REVUE LITTERAIRE

CRITIQUE ET ROMAN

Un journaliste, qui s’est fait une manière de l’indignation, et même une spécialité, se plaignait récemment, avec autant d’éloquence ou de fracas qu’il pouvait, de l’indifférence de la critique pour les romans et pour les romanciers. Romancier lui-même, je suis bien obligé de croire qu’il songeait à ses propres romans. Car, en vérité, si l’on peut adresser un reproche à la critique contemporaine, ce n’est pas d’avoir trop rarement parlé de Gustave Flaubert ou de M. Zola, des frères de Goncourt ou de M. Alphonse Daudet ; et plutôt, ici même, si nous éprouvions quelque remords, ce serait, depuis quinze ou vingt ans, d’en avoir fatigué le lecteur. Ni Sainte-Beuve, en des temps anciens, n’a parlé aussi souvent de George Sand ou de Balzac, ni M. Taine, plus près de nous, aussi souvent de l’auteur de Madame Bovary qu’on l’a fait, qu’on le fait tous les jours encore de l’auteur du Nabab ou de celui de la Bête humaine. Mais les romanciers sont insatiables. Il ne leur suffit point qu’on les lise, il faut qu’on dise qu’on les a lus ; il faut surtout qu’on engage les autres à les lire, — ou au moins qu’on les en détourne, ce qui n’est souvent, comme l’on sait bien, qu’une manière plus subtile de les y engager ; — et la critique, à leurs yeux, ne semble pas avoir d’autre utilité, d’autre intérêt, ni d’autre raison d’être. Pour la plupart des romanciers, nous ne sommes que ce qu’on pourrait appeler les « annonciers » de la littérature ; et quand nous « n’annonçons » pas, on dirait, à les entendre, que nous manquons à une espèce de contrat. « Passez-moi la casse et je vous passerai le séné, » écrivait jadis