Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le bonheur. » Gudja renvoyait bien loin l’impertinent conseiller. Un Mingrélien épouser sa sœur de lait ! un aznaour épouser une fille de rien ! Qu’en dirait la Transcaucasie ! Qu’en penseraient l’Elbrouz et le Kasbek ! Tassia se rongeait, Tassia dépérissait. Mais si on ne meurt pas souvent d’amour en Europe, on n’en meurt jamais en Mingrélie. Un aznaour qui avait trente ans de plus qu’elle lui proposa de l’épouser ; elle y consentit, et du moment qu’elle appartint à un autre, elle parut désirable à Gudja. Comme la princesse, elle fut bientôt veuve, et le mouton sauta le fossé. « Je les ai revus à Carlsbad, nous dit M. de Suttner. Je ne me lassais pas de contempler cette charmante créature et de jaser avec elle. Elle parlait très bien le français, un séjour de deux ans à Tiflis en avait fait une dame. Et lui, le mauvais drôle, il se chauffait à ce soleil, il bourdonnait comme une mouche autour de ce flambeau, s’approchant de la flamme jusqu’à se roussir les ailes… Qu’étaient devenus ses grands airs ? Il les avait noyés dans la Mer-Noire. « Ainsi vous êtes parfaitement heureuse, Tassia ? » lui demandai-je, comme il venait de sortir. Ses yeux étincelèrent, deux fossettes se dessinèrent sur ses joues, et je vis luire ses dents entre deux lèvres plus rouges que des fraises pendant que, résumant tout son bonheur dans un mot, elle s’écriait : Djendjermi ! Le lendemain, j’étais parti, et vive Dieu ! j’avais bien fait : une heure encore, et je tombais amoureux. »

Djendjermi ! Ce juron est le fond de la langue mingrélienne. Il veut dire proprement : « Que ta peste soit sur moi ! » Mais, selon l’accent avec lequel on le prononce, il prend vingt acceptions différentes, et souvent il a plus d’un sens à la fois. Que clignant l’œil, découvrant ses gencives et se grattant la gorge, le Mingrélien s’applique à fasciner la femme qu’il aime ou qu’il commande à son domestique de lui apporter un verre d’eau, qu’il apprenne une heureuse ou une funeste nouvelle, qu’il implore une faveur ou profère une malédiction, qu’il dise des injures au portrait d’une princesse ou qu’il s’avise subitement que Tassia a de beaux yeux, Djendjermi ! s’écriera-t-il, et souvent ce sera tout son discours. Plaintes et actions de grâces, prières et menaces, étonnemens plus ou moins sincères, noirs soucis que dissipe par enchantement la vue d’un cygne s’abattant sur les bords du Rion, joies d’or et de pourpre qui se flétrissent en une heure, tristesses bientôt consolées qui fondent au premier soleil comme une neige de printemps, cette parole magique signifie tout cela et beaucoup d’autres choses encore. Djendjermi ! les Mingréliens sont des gens heureux : si leurs caprices sont des passions, leurs passions ne sont que des caprices, ils ne pèsent sur rien, rien ne leur pèse, et ils disent en un mot tout ce qu’ils ont dans le cœur.


G. VALBERT.