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moins instruite. Supposez que le peuple devienne vraiment la classe dirigeante, vous aurez, en quelque sorte, un gouvernement d’instruction primaire, où les vues générales, lointaines et désintéressées seront nécessairement sacrifiées aux besoins matériels ou aux passions du moment présent. Toutes les comparaisons que l’on fait sans cesse entre notre enseignement spécial et l’école réelle d’Allemagne ne prouvent donc rien. Le jour où la France serait abandonnée à une classe dirigeante formée par l’enseignement spécial ou par « l’enseignement classique français, » ce serait une nation abaissée, livrée aux médiocres et aux barbares[1].

En Allemagne, depuis 1870, une grande faute a été commise, analogue à celle qu’on a commise en France. Le ministre prussien de l’instruction publique, après avoir pris l’avis des corps savans, n’en a tenu nul compte. Tous avaient répondu unanimement qu’ils voulaient des élèves surtout lettrés, d’intelligence ouverte, munis d’une bonne éducation gréco-latine, non surchargés d’x et d’y. Mais c’était alors un moment de crise pour les écoles réelles, que la clientèle abandonnait faute de débouchés dans l’enseignement supérieur. Les intéressés criaient très haut. En outre, on manquait de professeurs pour les langues vivantes et pour l’histoire naturelle. Le ministre, sacrifiant les intérêts permanens à des intérêts passagers, comme font trop souvent les hommes politiques, décida, en 1870, que les élèves diplômés des gymnases réels (qui sont le pendant de nos bacheliers ès sciences, mais savent plus de latin), pourraient se faire inscrire aux universités comme étudians « en mathématiques, en sciences naturelles et en philologie moderne, » traduisez : en langues vivantes. On ajouta d’ailleurs que, dans la distribution des places de professeurs, les élèves des gymnases auraient droit à la préférence. La médecine, la théologie et les études supérieures de littérature demeurent toujours absolument fermées aux élèves des écoles réelles, autant dire aux bacheliers ès sciences. Cette décision ministérielle n’en fut pas moins vivement blâmée et l’est encore. On voit là, avec inquiétude, un nouveau succès de l’américanisme et du réalisme, quoique, en réalité, il s’agisse simplement du droit d’enseigner les langues vivantes, l’histoire naturelle et les mathématiques sans avoir appris le grec, mais après avoir appris le latin. De plus, un très petit nombre des élèves des écoles réelles demandent le « certificat de maturité. »

  1. Même en Allemagne, les esprits éclairés protestent, avec M. Dubois-Reymond, recteur de l’université de Berlin, contre le réalisme croissant des Realschulen et contre l’invasion de l’américanisme dans les gymnases, dans les universités.