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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/358

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L’engouement devint tel que les femmes se mirent à apprendre la médecine, comme elles étudiaient déjà la chimie, l’histoire naturelle, à l’exemple de cette duchesse de Chaulnes dont on disait plaisamment : « Elle veut toujours savoir qui l’a couvé, qui l’a pondu. » Les voilà qui manient la lancette, le scalpel même, qui, à la campagne, font de la médecine gratuite : ainsi Mme de Genlis donne trente sous à ceux qui se laissent saigner par elle. L’anatomie a ses fanatiques, et la jeune comtesse de Coigny se passionne si fort pour cette science qu’en voyage elle emporte dans le coffre de sa voiture un cadavre à disséquer ; les choses en viennent au point qu’on mystifie joliment la comtesse de Voisenon en insérant un carton dans le Journal des savans, où elle fut avec bonheur sa nomination de présidente du collège de médecine. Nous sommes loin, n’est-ce pas, de la délicate maxime de la marquise de Lambert : « Les femmes doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices. »

En même temps qu’ils font progresser leur art et l’émancipent, Tronchin, Bouvard, Bordeu, Lorry, Malouin, Sylva, accomplissent une révolution dans les habitudes et l’hygiène de la société. Lorry entre si bien dans les peines de ses clientes, il les décrit avec une telle exactitude, qu’il a l’air de les ressentir et arrache ce compliment à l’une d’elles : « Ce pauvre M. Lorry, il est si au fait de nos maux que l’on dirait qu’il a lui-même accouché. » Avant Jean-Jacques, Tronchin recommande aux dames le mouvement, la promenade, l’allaitement de leurs enfans : excellent moyen de combattre vapeurs et langueurs. Et marcher sur ses pieds, courir, devient une mode, comme bêcher un jardin, frotter son appartement, en avait été une autre, parce qu’il a donné ce conseil à une jeune femme qui avait besoin d’exercice. Et l’on ne voit dans Paris que belles promeneuses, habillées de robes nouvelles baptisées de son nom, tronchinant, appuyées sur de longues cannes : La Harpe se fait presque une réputation parce qu’il donne très bien le bras à la maréchale de Luxembourg. Les jeunes mères amènent leurs enfans au théâtre et leur donnent le sein publiquement. Ce retour à la nature devait rendre de précieux services à la bonne compagnie, qui, lorsque la révolution la réduisit à l’exil, à la misère, se montra plus apte à supporter vaillamment des rigueurs de tout genre. Un des premiers Tronchin adopte, préconise l’inoculation : « La petite vérole nous décime, remarque-t-il, l’inoculation nous millésime ; il n’y a pas à balancer[1]. »

  1. Tronchin était très beau, et, quand il parut pour la première fois au cours de Boerhaave, celui-ci dit tout haut : « Voilà un jeune « homme qui a des cheveux trop longs et trop frisés pour être jamais un grand médecin. » Le lendemain, il reparut à l’école, la tête rasée, et devint le disciple favori du professeur.