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De l’Isle envoyait ces vers à son cousin le comte de Riocour, premier président de la chambre des comptes de Lorraine et Barrois, avec lequel il entretint une correspondance qui dura plus de vingt ans. Elle commence en 1762 et se termine en 1784, à la mort du chevalier, mort occasionnée par une fièvre maligne qu’il contracta à Saint-Thierry, résidence d’été de l’archevêque de Reims. Elle est entièrement inédite et ne comprend pas moins de cent vingt-trois lettres. Les deux cousins s’aimaient tendrement, et si le président n’appartient pas à la classe des magistrats qui traduisent Horace ou riment des couplets badins, il ne semble nullement indifférent aux choses de l’esprit, mais au contraire fait fête aux poésies du capitaine. On s’entretient beaucoup des santés et des enfans du comte, de procès, de parlemens, on se recommande mutuellement des protégés, des affaires, et de l’Isle n’est pas fâché de montrer que la reine l’écoute avec bienveillance ; il fait auprès de son amie, Mme Bertin, les commissions de la cousine et il en rend compte fort joliment, raconte ses impressions de voyages, de garnison, et, à ce propos, rappelant l’histoire du Juif errant, il feint de craindre d’être un jour la matière du tome deuxième, explique pourquoi il a le cœur garçonnier, pourquoi il aime le plaisir et refusera toujours de sacrifier l’inclination au préjugé qu’on appelle devoir. On trouve de tout dans ces lettres, et je n’entreprendrai pas de mettre de l’ordre dans cet aimable chaos ; ce serait l’histoire tout entière de l’époque. Contentons-nous d’imiter de l’Isle, qui butine çà et là, fait son miel de toute fleur, donne l’impression de la minute, consacrant trois lignes à un événement de premier ordre, trois pages à un fait ordinaire ou minuscule, parlant à ses parens la langue de leur esprit et de son cœur.

Un jour, par exemple, il adresse à la fille de Riocour, la jeune Bébelle, ce billet : « Vous m’avez écrit, ma belle petite cousine, une jolie lettre qui m’a été renvoyée de Paris et que j’ai reçue ce matin ; elle contient un remercîment. C’est, en vérité, porter l’attention trop loin, que de remercier les gens du plaisir qu’ils ont eu ; c’en est un grand pour moi que de servir Bébelle, et toutes les fois que je me serai conformé bien soigneusement à ses ordres, il me restera encore le regret de ne les avoir pas devinés. Je voudrais, par exemple, deviner ceux que votre maman doit me donner, mais je sais d’avance que ce qu’elle me dira de faire pour vous sera fait sur-le-champ, à moins que ce ne soit de la fausse monnaie ; car, dans ce cas-là, je vous demanderais un peu de temps-pour me préparer, n’ayant, je l’avoue, acquis nulle connaissance sur cet important objet, comme on a pu le voir pendant la plus grande partie de ma vie où je n’avais pas assez de monnaie pour donner à penser que je la fisse moi-même… Remerciez bien pour moi