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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/424

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« Bonnes ou mauvaises, une fois commises, nos actions existent ; elles vivent, elles se développent, indépendamment et au dehors de nous comme des enfans échappés à la tutelle domestique et qui souvent ressemblent si peu à leur père qu’au contraire ils se dressent en face de lui, dans sa propre maison, comme une contradiction vivante[1]. » Voilà la vérité, qu’un moraliste autrement grave, élevé et profond que Fielding devait développer avec une admirable éloquence dans un chef-d’œuvre du roman. L’étrange prétention de « pécher en faisant aux autres le moins de mal possible » est une erreur naïve que George Eliot, grande lectrice de Fielding, a notée, j’imagine, avec un beau sourire attristé et plein d’indulgence : « Depuis que je sais additionner, dit le noble Adam Bede, j’ai vu assez clairement qu’on ne peut jamais mal agir sans causer plus de tort et de chagrin qu’on ne saurait le croire. C’est comme du mauvais ouvrage ; vous ne pouvez jamais voir la fin de l’ennui qu’il donne. »

Fielding s’était marié en 1735. Sa femme, miss Charlotte Cradock, possédait, avec une jolie petite fortune de 1,500 livres sterling, toutes les vertus et une beauté accomplie, si l’on s’en rapporte aux portraits enthousiastes que Fielding a tracés d’elle dans Tom Jones, sous le nom de Sophie Western, et dans Amelia. Personne, d’ailleurs, ne s’est inscrit en faux contre ce témoignage. Le seul point sur lequel plane un léger mystère est le nez de cette demoiselle, qui avait été, paraît-il, endommagé assez gravement dans une chute. Le tendre époux nous jure que l’imperceptible cicatrice du nez d’Amelia ajoutait un je ne sais quoi à ses charmes, pendant que Samuel Johnson, avec sa brutalité ordinaire, dénonce a ce vilain nez cassé, jamais raccommodé. » Les premiers biographes de Fielding ont raconté qu’après son mariage il alla s’établir avec sa femme dans une petite campagne qu’il avait héritée de sa mère et qui lui rapportait environ 200 livres de rente. Là, malgré la bonne résolution qu’il avait prise de mettre un peu d’ordre dans sa vie, son naturel insouciant et prodigue l’emporta : il voulut rivaliser de splendeur avec les squires du voisinage, acheta une meute, une écurie, tint sa table ouverte à tout joyeux compagnon et s’entoura de nombreux domestiques en livrée jaune. Les étoffes et les couleurs jaunes durent peu, il fallait renouveler souvent la livrée ; de sorte qu’en moins de trois ans, Fielding eut dévoré les 1,500 livres de sa femme et son propre patrimoine, qui, avec une sage administration, lui aurait assuré l’indépendance pour tout le reste de sa vie. Les biographes récens ont réfuté, point par point, cette histoire, où ils trouvent des impossibilités matérielles et qu’ils

  1. F. Brunetière, le Roman naturaliste.