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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/429

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assommerait un bœuf, est continuellement levé pour la défense des deux innocens qu’il protège, Joseph et Fanny. Son esprit est un composé délicieux d’ignorance du monde et de science des livres ; il possède sur le bout du doigt la politique d’Aristote, mais il ne sait rien des choses contemporaines et de la gazette du jour. Grand amateur de grec, il a consacré des années à exécuter de sa propre main une belle copie d’Eschyle, dont il ne se sépare jamais, jusqu’à ce qu’il la jette au feu dans un moment de distraction. Si profondes sont ses rêveries, qu’il est capable en voyage d’oublier son cheval dans une écurie d’auberge et de poursuivre sa route à pied, ou encore de se transporter à Londres, de très loin, pour y vendre plusieurs volumes de sermons manuscrits qu’il croit avoir mis dans sa valise et qui sont restés dans son secrétaire.

A l’inverse de Richardson, que sa respectabilité gourmée entêtait de préjugés aristocratiques et glaçait de morgue pharisienne, Fielding, joyeux pécheur, se sentait attiré par l’humanité d’en bas, comme plus humaine et meilleure que l’autre ; de toutes les pages de l’Evangile, celles assurément qui lui allaient le plus au cœur étaient, avec l’histoire du pauvre péager, la parabole du bon Samaritain. Il a refait celle-ci à sa manière dans un chapitre particulièrement remarquable du roman de Joseph Andrews. Joseph, attaqué par des voleurs, blessé et dépouillé de tout jusqu’à sa chemise, avait été laissé nu et saignant dans un fossé de la grande route. Un coche vint à passer. Le postillon, entendant un gémissement, arrêta ses chevaux et dit au cocher qu’il y avait sûrement dans le fossé un mort, car il l’avait entendu gémir. « En avant, drôle ! cria le cocher ; voilà une jolie heure pour perdre notre temps à nous occuper des morts ! » Mais une dame curieuse insista pour que l’on vît ce que c’était. Le postillon sauta de son cheval et revint en disant que c’était un homme nu, aussi absolument nu que le jour de sa naissance ! O Seigneur ! s’écria la dame, un homme nu ! Cocher, mon ami, fouette, et laissons-le là. Cependant les hommes étaient descendus, et Joseph les suppliait d’avoir pitié de lui, racontant qu’il avait été volé et tué presque. Volé ! dit un vieux monsieur ; sauvons-nous bien vite ou nous allons être volés, nous aussi. Un homme de loi lit observer qu’il était regrettable qu’on n’eût pas tout simplement passé outre, sans faire semblant de rien, car les voyageurs pourraient avoir l’ennui d’être cités comme témoins ; mais, puisqu’on avait commis la faute d’arrêter le coche, il valait mieux maintenant prendre soin du blessé que de s’exposer, en l’abandonnant, à quelque poursuite de justice encore plus désagréable. L’argument parut décisif ; on tomba d’accord de recevoir l’homme dans la voiture, et le vieux monsieur sourit même