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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/434

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Paméla. Lady Montagu, la spirituelle cousine de Fielding, va nous donner l’explication la plus équitable de sa conduite : « Ses biographes, écrit-elle, ont paru embarrassés d’avoir à dire qu’après la mort de sa charmante femme, il épousa la servante de celle-ci. Et pourtant cette action ne l’ait point honte à son caractère autant qu’il peut sembler d’abord. La servante avait peu de charmes personnels, mais c’était une excellente créature, toute dévouée à sa maîtresse, qu’elle aimait à tel point que sa mort faillit lui briser le cœur. Fielding, dans les premiers transports de sa propre douleur, voisine de la démence, ne trouva pas d’autre soulagement que de pleurer avec cette fille, ni d’autre consolation, quand il fut devenu un peu plus calme, que de causer avec elle de l’ange qu’ils regrettaient tous les deux. Il s’habitua ainsi à la prendre pour confidente et pour amie, et, avec le temps, il en vint à penser qu’il ne pourrait pas donner à ses enfans une mère plus tendre, ni s’assurer pour lui-même d’une ménagère et d’une gouvernante plus fidèle. C’est du moins ce qu’il a dit à ses amis, et il est certain que la conduite de cette personne devenue sa femme a pleinement justifié la bonne opinion qu’il en avait. »

En 1745, le débarquement du prétendant Charles-Edouard fournit à Fielding une occasion de prouver son zèle au gouvernement du roi George. Pendant trois ans il fit, dans deux journaux, une campagne active contre les jacobites. Il obtint en 1748 l’emploi de juge de paix pour Westminster, puis pour Middlesex. Il devait cette place à lord Lyttelton, qui l’avait pris en amitié et qui l’assista de sa bourse et de ses encouragemens pendant qu’il composait Tom Jones, comme nous l’apprend la dédicace profondément reconnaissante qu’on lit en tête de ce chef-d’œuvre.


IV

Tom Jones, Histoire d’un enfant trouvé, appartient comme Gil Blas, comme Don Quichotte, comme les Fiancés, au petit nombre de grands romans dont l’immortalité n’est pas seulement nominale, mais réelle, en ce sens que tout individu qui sait lire les a lus ou les lira. La perfection de la forme, plus difficile qu’ailleurs dans ces ouvrages de longue haleine, n’est heureusement pas une condition nécessaire de leur succès durable ; car Tom Jones, quoi qu’en ait dit Coleridge, n’est point une composition parfaite. Il s’y trouve, comme dans presque tous les romans anglais, une proportion trop forte de longueurs inutiles. On se sent un peu plus embarrassé pour critiquer la licence fréquente que prend l’auteur d’interrompre le récit pour discourir en son nom personnel ; car il doit évidemment à l’abondance et au laisser-aller de ces causeries avec le lecteur la