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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/453

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Amélie est une des plus nobles figures de la fiction, je devrais peut-être dire de la réalité, puisque c’est de sa première femme que Fielding a voulu nous faire le portrait ; mais il a sans doute idéalisé son image, et c’est un monument expiatoire qu’il a, d’un cœur contrit, élevé à la mémoire de celle qu’il avait aimée et fait souffrir. Rien peut-être n’était plus nouveau, plus hardi, plus profondément original dans le roman que cette tendre et respectueuse représentation d’une femme mariée. L’amour, soit avant le mariage, soit hors du mariage, est à peu près le seul qui ait continuellement inspiré les romanciers ou les poètes, et cette vieille tradition était encore favorisée au XVIIIe siècle par les mœurs frivoles d’une société, dont une des élégances consistait à railler l’affection conjugale comme un ridicule bourgeois.


VI

La santé de Fielding déclinait rapidement. A la goutte, son ancienne ennemie, s’étaient joints de nouveaux et plus pressans adversaires, l’hydropisie, la jaunisse et l’asthme. Il n’en continuait pas moins à remplir ses fonctions, ne se ménageant point, même la nuit ; voici, par exemple, ce qu’on lit dans les papiers de police du temps, à la date du 6 mars 1753 : « Ce matin, vers quatre heures, le juge Fielding, averti que plusieurs voleurs de grand chemin étaient au bal masqué, entra dans la salle de jeu avec des officiers de la garde, et obligea tout le monde à se démasquer et à se nommer. Il est probable que les brigands avaient eu vent de sa venue, car aucun d’eux ne fut pris ; mais on trouva sur les tables une quantité de guinées fausses. » Fielding n’était pas insensible au noble orgueil de mourir en servant son pays, et il le laisse percer dans plus d’un passage de ses derniers écrits ; mais l’horreur que sa franche nature avait pour tous les charlatanismes lui a fait assigner tout haut une cause plus modeste à son admirable activité, presque digne du nom d’héroïsme : « Mon ambition est d’acquérir assez de mérite aux yeux du public pour que, si je dois lui faire le sacrifice de ma vie, la reconnaissance populaire mette ma famille à l’abri du besoin. Je n’ai pas la moindre prétention à ce patriotisme romain ou Spartiate, capable de se sacrifier au seul amour de la patrie ; mais cet excès d’amour, je le déclare solennellement, je l’éprouve pour ma famille. » Il avait une fille de sa première femme, et plusieurs enfans de la seconde, à laquelle il rendait un culte non moins ardent qu’à l’autre, et probablement plus fidèle.

Au mois d’août 1753, Fielding, fatigué à mourir par plusieurs longues enquêtes qu’il avait dû faire sur cinq meurtres commis dans l’espace d’une semaine par différentes bandes de voleurs, se