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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/460

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russe. Amelia fonde en Angleterre l’honnête roman domestique : personne n’a jamais mieux senti que ce débauché de Fielding le prix des pures affections de foyer qui sont le plus solide appui du bonheur. Mais c’est surtout Tom Jones d’où rayonnent comme d’un soleil la santé, la gaîté, la joie. Quelle puissance de vie, s’écrie Thackeray après avoir rudement malmené le héros, quelle puissance de vie a donc une fiction que nous prenons encore si fort à cœur et dont nous discutons passionnément le plus ou moins de moralité !

Sans doute, Fielding ne possède pas tout. Il laissait, notamment, à introduire dans le roman après lui les harmonies de la nature, ces musiques des vents, des ruisseaux, des forêts, que Walter Scott a entendues, ces couleurs charmantes ou magnifiques dont son pinceau a enchanté nos yeux. Fielding n’a pas fait un seul paysage, ni même une seule vraie description. Ce crime, impardonnable au goût de nos modernes, obtiendra une indulgence facile auprès de ceux qui pensent que le pittoresque n’est pas l’objet propre des romanciers, et qui, pour l’avoir trop vu à l’œuvre, le savent indiscret et envahissant à tel point qu’il a bientôt pris toute la place, substituant à la nature morale, qui est l’essentiel, l’accessoire, qui est la nature physique. L’attention que les descriptifs éparpillent et dispersent sur le décor, sur le spectacle extérieur, Fielding la concentre sur les personnages en scène et sur ce qu’il y a de plus intéressant en eux, le caractère, voulant expliquer à l’esprit chacune de leurs actions par des motifs internes et ne rien accorder au seul amusement de l’imagination. C’est la grande tradition des maîtres classiques. Elle est toujours bonne à suivre, de préférence aux fantaisies et aux rêveries du romantisme, comme au matérialisme superficiel des peintres nouveaux, devenus simples photographes. — Mais je ne veux pas médire du roman contemporain. Il a ses beautés, qui sont admirables. Seulement, lui, non plus, ne possède pas tout ; et ce qui lui manque peut-être principalement, c’est une certaine chose qui, à la vérité, n’est point commune : le sens commun. Fielding peut lui en donner d’utiles leçons. Nous devons en tout cas honorer bien haut, comme M. Leslie Stephen nous y exhorte avec éloquence, une qualité aussi rare chez un de ses représentans les plus éminens.


PAUL STAPFER.