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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/463

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élémens, si loin du grand monde épuisé et corrompu, il doit surgir des natures fortes, des cœurs qui ne connaîtront jamais la faiblesse. C’est ainsi que me parut le voïvode la première fois que je m’assis à côté de lui, devant sa modeste maison, le soir, à la lueur incertaine et grise du crépuscule.

Tout, dans ce Karaditch sombre et taciturne, était puissant : le torse, les membres, le nez, les yeux, les mains, et, en même temps, tout était dans une proportion parfaite. Avec son teint bronzé et sa superbe corpulence, le kniäs ressemblait à une statue de héros surpassant la grandeur naturelle. Ainsi devaient être ces consuls romains et ces souverains slaves, comme Cincinnatus, Przemisl et Piaste, qu’on allait chercher à la charrue pour les mettre sur le trône.

Près de moi, sa femme Melitza paraissait grande et massive ; à côté de son mari, elle redevenait svelte et souple autant qu’elle était gracieuse. Elle aussi possédait un nez au dessin hardi et une bouche aux lignes âpres ; mais, en revanche, ses yeux bruns étaient si doux, si pleins de bonté ! Sans cette douceur et ce sourire, qui avaient la suave splendeur d’un beau clair de lune, on aurait dit, plantée sur les fières épaules de Melitza, la tête d’une Junon Ludovisi.

Cette superbe femme allait et venait dans la maison comme l’ombre de son mari. On aurait dit une servante, même une esclave.

Le petit Wouk traitait sa petite sœur Jana, âgée de trois ans, comme un être inférieur, sans importance. Il faut dire qu’il portait déjà le kandjar.

Un soir, alors que les étoiles flambaient déjà dans le vaste ciel dont le fond paraissait aussi noir que les montagnes, Melitza apporta à chacun de nous une tasse de café et une pipe turque. Elle en alluma d’abord une et l’offrit au kniäs ; puis elle s’agenouilla pour lui ôter ses opanki et lui tendit une paire de pantoufles. Elle allait ensuite me rendre le même service, sous prétexte que j’étais l’hôte de son mari ; mais je m’y refusai non sans quelque confusion, je crois même qu’un peu de rouge me monta au visage.

Karaditch secoua sa tête de lion.

— Tu as tort, me dit-il. Vous gâtez vos femmes ; voilà pourquoi elles sont si méchantes. Jamais ma nuque n’a porté un joug, pas même celui d’une femme.

Il se fit un silence. Au même moment, un gouzlar aveugle s’approcha. S’accompagnant de son instrument national, au son mélancolique, il nous chanta la superbe romance héroïque de la mort d’Agar-Bey, puis une autre qui s’abattit comme la foudre sur nos