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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/552

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ne seraient-elles pas vraies l’une et l’autre? Il suffirait simplement qu’elles fussent différentes, que la première donnât les ascendans de Jésus par Héli dont Joseph est l’héritier légal : ce que fait saint Luc ; et que la seconde énumérât les ascendans de Joseph par Jacob, selon la paternité naturelle: ce que fait saint Matthieu. On appelle cela un expédient. Pourquoi? j’ai autant et plus de droit de le considérer comme de l’histoire.

Une condition essentielle pour comprendre l’harmonie des quatre documens évangéliques est de se faire une idée exacte du rôle des écrivains qui les ont rédigés. Ils ne prétendent pas tout dire, en rapportant un fait ou un discours. Ils notent quelques traits, quelques fragmens, et cela suffit à l’histoire.

Ce que l’un voit de profil, l’autre peut le voir de face. Tel détail a frappé celui-ci, tel autre celui-là. Il résulte de cette liberté laissée aux narrateurs, des omissions plus ou moins volontaires, des tableaux plus ou moins complets ; on serait mal venu dès lors, en les comparant, d’arguer de l’omission d’un détail à la fausseté de ce détail dans le récit qui le contient. Le rôle vrai du critique impartial, dans la comparaison des documens, est de les compléter l’un par l’autre.

Les différences qui se remarquent entre les quatre Évangélistes ont des causes multiples et précises que je me bornerai à signaler sommairement : elles s’expliquent toutes, pour peu qu’on réfléchisse, par la personne même du rédacteur, par le but qu’il poursuivait, les lecteurs immédiats qu’il avait en vue, et les circonstances déterminées, historiques, du milieu dans lequel il vivait. Ces circonstances ont souvent mis en relief bien des actions et des paroles de Jésus, qui restait toujours pour eux le modèle à regarder et la règle doctrinale à suivre.

Ainsi, lorsque la lutte entre les judaïsans et les païens convertis déchirait les Églises naissantes, il est évident que les paroles du Maître prophétisant la conversion des païens, et les scènes touchantes où il vantait leur foi quand il la rencontrait, durent s’éveiller plus vives dans la mémoire des disciples. Ces circonstances déterminaient le but des écrivains qui, en rendant témoignage de ce que Jésus avait fait et enseigné, raffermissaient la foi et tranchaient tout litige. Le cercle des lecteurs était de la sorte circonscrit par le but, comme le but était déterminé par les circonstances; et l’Esprit vivant du Maître disparu donnait aux Évangélistes l’impulsion voulue pour discerner ce qu’il fallait dire, ou pour écarter ce qu’il convenait de garder encore sous le voile. Tout en eux était subordonné à cet esprit intérieur qui les assistait, mieux sans doute que le génie national n’inspire ceux qui racontent l’histoire