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reprenaient le ton du commandement et le langage de leur ancien métier. On faisait grand’garde toutes les nuits. Au lieu du pieux souhait : Dieu vous garde ! les murs du monastère entendaient répéter : Sentinelle, prenez garde à vous ! M. Le Maître, l’illustre avocat, l’épée au côté et le fusil sur l’épaule, devenait l’effroi des soldats. M, de Sacy seul refusait de prendre le mousquet.

Un jour, après avoir dit la messe à la petite troupe en armes, il leur demanda : « Si les brigands se présentent, que ferez-vous ? » On ne sait jamais ce qu’on fera ; ce qu’on voulait faire n’était pas douteux.

« Les lois humaines, dit M. de Sacy, permettent de repousser la force par la force ; Dieu, dont les vues adorables sont infiniment élevées au-dessus de celles des hommes, enseigne un devoir plus sacré, c’est le respect de la vie humaine. Saint Paul a dit : « Tuer pour empêcher qu’il y ait un méchant, c’est en faire deux. » Les chrétiens égarés ne sont pas des loups ; il faut tirer en l’air. »

La solidité de ce sentiment parut douteuse : au lieu d’effrayer les brigands, on pouvait, en les irritant, les exciter au sang et au feu. Le Seigneur, disait-on, permet l’usage des armes. Les Machabées en sont la preuve. En détruisant les créatures par une triste nécessité, on peut adorer le Créateur. Pascal, voulant jeter la sonde dans cet abîme, hésite à son tour et ne conclut pas : « Que dira-t-on qui soit bon ? De ne point tuer ? Non, car les désordres seraient horribles et les méchans tueraient les bons. De tuer ? Non, car cela détruit la nature. » M. Singlin partageait les scrupules de M. de Sacy. M. Le Maître tenait pour le droit de défense. Devant le conflit d’autorités si hautes, les solitaires, en les respectant sans les accorder, se demandaient si deux opinions contraires ne peuvent pas, par exception, devenir à la fois probables.

Les jansénistes les plus sévères sur les principes faiblissent quelquefois dans l’application.

M. Arnauld d’Andilly, frère respecté de la mère Angélique et oncle de MM. de Sacy et Le Maître, avait décidé de finir ses jours à Port-Royal et de mourir sous le saint joug. Ce témoignage d’estime et de confiance était un honneur pour la maison, et l’arrivée d’un tel hôte une fête pour tous. Il avait laissé paraître le désir d’avoir pour secrétaire M. Fontaine, qui, fils d’un ancien maître à écrire, avait, comme son père, une très belle main. M. Manguelin et M. Le Maître, qui souvent mettait à profit pour lui-même la bonne volonté toujours prête de l’habile copiste, ne désiraient nullement le consacrer tout entier au service de M. d’Andilly. Ne voulant pas, cependant, répondre par un refus à la première demande d’un personnage aussi important, ils s’arrangèrent pour que, de lui-même, il renonçât à M. Fontaine.

Le récit est piquant : « Comme j’attendais, dit Fontaine, M. d’An-