Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dilly avec plus d’impatience que personne, je fus surpris que, le jour qu’il allait arriver, sur le midi, après que j’eus lu à la table pendant le dîner, comme cela se pratique d’ordinaire dans toutes les communautés, je vis M. Manguelin et M. Le Maître s’avancer lentement vers moi, la tête baissée, sans faire semblant de penser à rien. Lorsque je me mettais à table, M. Le Maître, soufflé par M. Manguelin, qui le laissait porter la parole parce qu’il avait plus de feu que lui et qu’il savait donner un tour agréable à tout ce qu’il disait, vint comme de dessous la terre me dire : « Vous aimez bien M. d’Andilly, n’est-ce pas ? — Oui, sûrement, lui dis-je, monsieur. — Vous allez donc être bien aise de le voir ? — Je l’espère ainsi, lui répondis-je. — Mais si on vous disait de n’avoir pas d’empressement de le voir ? » Je regardai M. Le Maître avec quelque sorte d’étonnement, comme une personne surprise. « Que feriez-vous ? dit-il. — Je ferais ce qu’on m’ordonnerait, » lui dis-je, ne comprenant rien à ce discours, qui était pour moi une énigme. « S’il vous rencontrait en chemin, me dit-il, détournez-vous adroitement. S’il vous trouvait nez à nez et qu’il vous parlât, ne répondez qu’à demi-mot et comme à bâton rompu, et sans témoigner trop de chaleur ni d’affection. Pourriez-vous contrefaire le niais ? » ajouta-t-il. En même temps, il me marquait par ses manières, par ses gestes et par de certains mots que je ne sais comment placer, ce que, pour cela, il fallait faire et dire. Dès que j’entrevis sa pensée, il me fit rire. « Vous voulez vous divertir ? lui dis-je. Je suis bien aise de vous en être un sujet. — Non, je vous parle tout de bon, » me dit-il. Je lui dis : « Si la sagesse consiste à bien faire le niais, je vous promets que je vais être le plus sage garçon du monde. Je tâcherai de vous copier, et j’étudierai bien ce que vous venez de me montrer. »

Fontaine fit ce qu’on lui ordonnait : pendant plusieurs jours, le cœur déchiré, il évita M. d’Andilly ; il se rencontra enfin sur son chemin, face à face, sans pouvoir se détourner de lui. « Aussitôt je crus être mort. Je lui fis une profonde révérence. — Il n’y a donc que vous de toute la maison qu’on ne verra point ? me dit-il. Je croyais que vous seriez le premier à me venir voir ici ? Voulez-vous que je m’en retourne ? — Je me contraignais étrangement alors pour observer ce qu’on m’avait demandé. Je fis le décontenancé. Le chapeau, adroitement, m’échappa de la main. J’avais les yeux ouverts sans rien voir. Il me parlait, je ne répondais point. Je faisais un brouillamini. J’étais sur la réserve. Je faisais choix de mes mots, et cela paraissait assez naturel et sans étude. Enfin, je lui parlai de telle sorte qu’il pouvait croire très raisonnablement de moi que j’étais échappé à la folie et que j’en avais été bien près. Il fut surpris de me voir le plus incomplaisant et le plus impoli gar-