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sans doute pour le « trouble » qui suivrait la mort de l’empereur; mais il aimait mieux laisser à son fils, avec le compte des torts qui lui avaient été faits, le soin d’agir et de le venger. Il a prononcé plus d’un mot prophétique, entre autres celui-ci, qu’il dit en montrant le prince royal : « En voilà un qui me vengera un jour : Da steht einer der mich rächen wird. »

On dirait qu’il s’est fait une sorte de philosophie du rôle qui lui revenait dans l’histoire de la Prusse. Il écrit, dès 1722, dans une instruction pour son successeur, ces mots remarquables : « L’électeur Frédéric-Guillaume a donné à notre maison le développement et la prospérité ; mon père a acquis la dignité royale ; moi, j’ai mis l’armée et le pays en état. A vous, mon cher successeur, de maintenir ce qui est, et de nous procurer les pays qui nous appartiennent de par Dieu et notre droit. »


III.

Frédéric-Guillaume avait la tête constamment occupée de ses affaires. Comme elles n’étaient jamais finies, et n’allaient jamais bien toutes ensemble, son esprit ne connaissait pas le repos. Il était ne inquiet et turbulent, prédisposé à malmener la vie; la pratique de la vie, renforçant et aggravant le naturel, a fait de lui un des personnages les plus tourmentés de l’histoire. Il a souffert du corps comme de l’esprit. Sa personne, dans les premières années du règne, respirait la force. Ses membres étaient vigoureux et bien proportionnés. Dans sa figure ovale, à front haut, sérieuse et froide, s’ouvrait un grand œil, mobile pour tout voir, mais d’une fixité terrible, quand il voulait regarder un objet ou lire dans une âme. La lèvre semblait toujours prête à parler, point pour dire des choses aimables, mais pour interroger, avec une expression de dédain, comme si elle eût été sûre que l’interlocuteur fût un menteur ou un coquin. Frédéric-Guillaume était blond, malgré lui: enfant, il s’exposait au soleil pour brunir sa peau de fille. Dès qu’il a commencé à porter la courte perruque à queue, il l’a choisie brune. Il ne redoutait aucune fatigue et se surmenait, surmenant tout le monde autour de lui; mais le cheval, le carrosse, la carriole, la chasse, la table, le vin, le tabac, furent plus forts que lui. De bonne heure, il fut saisi par la goutte, puis ébranlé par l’apoplexie, gonflé par l’hydropisie. Il grossit au point que sa taille mesura jusqu’à quatre aunes. Les accès de ses maladies se multiplièrent. Il devint sourd, par suite a d’une fluxion dans les oreilles. » Il s’assoupissait brusquement, ou bien était pris de syncope; le visage se marbrait de bleu et de rouge. On contait que par momens « la peau de dessous ses cuisses se détachait