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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/611

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l’État, sans réplique que sa femme et ses enfans n’aient pas d’autres goûts que les siens, qu’ils supportent son humeur, même quand elle est exécrable et qu’il lui plaît de la passer sur ceux qui l’entourent. La moindre résistance, la moindre moue, l’irritent. Il ne faut pas que la reine le contrarie longtemps pour qu’il arrive à lui servir en face des maximes comme celle-ci : « La perte d’une femme ne doit pas être estimée plus considérable que celle d’une dent creuse, qui ne fait de la douleur que lorsqu’on l’arrache, mais dont on est ravi d’être délivré, le moment d’après[1]. » Si la contrariété devient plus forte et si elle prend le caractère d’une rébellion, le bon mari, le bon père, s’emportera aux dernières extrémités. Au reste, il ne vit guère avec les siens ; les exercices de Potsdam, les chasses, les voyages d’inspection, les chevauchées solitaires l’éloignent d’eux. Il les voit une fois par jour, à table, mais dans le brouhaha d’une compagnie tapageuse et le perpétuel tumulte de ses pensées.

De vivre posément et, surtout, de tenir une cour, il n’avait ni le goût, ni le temps. Il passait chaque jour quatre ou cinq heures dans son cabinet à écouter des rapports, à se faire lire les questions des ministres, à écrire ses réponses ou à les dessiner, car il répondait aussi par des rébus, le plus souvent très clairs. Tout le monde comprenait ce que signifiait une potence, en marge d’une question. Il passait en moyenne deux heures au repas principal et toute Ia soirée à boire et à fumer. Avant le dîner, il allait à la parade ; après, il se promenait à pied, à cheval ou en voiture. Sur les routes ou dans les rues, il travaillait toujours. Il parlait de ses affaires avec ceux qui l’accompagnaient. Il avait, le plus souvent, quelque intention dans ses promenades : surprendre une sentinelle, surveiller le travail des paysans et des ouvriers, la bâtisse surtout, car il avait l’ambition d’agrandir et d’embellir Berlin. C’était un de ses plaisirs que de voir s’élever une maison et de s’entretenir avec les architectes et les ouvriers. Chemin faisant, il s’arrêtait pour recevoir les placets, demander aux gens leurs noms, aux courriers où ils allaient ; il renseignait ceux qui cherchaient une route ou une maison. Il entrait dans un logis où l’on faisait du tapage et forçait deux époux qui se querellaient à s’embrasser. Il était la terreur des flâneurs. Il dispersait à coups de canne des gens qui s’attardaient à jouer aux boules. Aussi ses sujets redoutaient-ils sa rencontre et l’évitaient, au besoin par la fuite. Il faisait poursuivre le fuyard : « Pourquoi te sauves-tu ? — Parce que j’ai peur. — Tu ne dois pas avoir peur ; tu dois m’aimer. » Pour faire sentir au pauvre diable ce devoir d’aimer, il le rouait de coups.

Très laborieuses étaient ses tournées d’inspection dans les provinces.

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1728, 13 mars.