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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/620

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A la chasse, à table, au fumoir, chez la reine dans les jours de bonne harmonie ou dans les momens de réconciliation, Frédéric-Guillaume a passé les bonnes heures de sa vie. Ces heures ne sont pas les plus nombreuses dans cette existence véhémente. Les violences où il s’emportait témoignent d’un état anormal, point seulement de la rudesse et de la grossièreté de sa nature. Aucun négrier, je pense, n’a distribué autant de coups de bâton que ce prince. Pour ne point parler ici des tragédies de famille, il n’est pas une classe de ses sujets, les officiers exceptés, qui n’ait été touchée par la canne royale. Il battait ses domestiques à tout propos. On racontait à Berlin qu’il avait « fait meubler un cabinet d’une douzaine de bâtons, des plus grossiers, attachés à une certaine distance les uns des autres pour être plus à commodité, selon l’endroit où il se trouve, d’en appliquer des coups à ceux qui l’abordent et ne satisfont pas à sa fantaisie. » Il frappait pour une réponse qui ne le contentait pas, soit qu’elle fût vraiment mauvaise, soit qu’elle fût si bonne qu’il ne pouvait y répliquer. Il rencontre dans la rue le brasseur de Potsdam : « Pourquoi, lui demande-t-il, vends-tu ta bière si cher? » — « Parce que je me règle sur le prix de l’orge. Si Votre Majesté veut me donner la permission d’en faire venir de Stralsund, où elle est à bon marché, je pourrai baisser les prix. » Rien de plus juste; aussi le roi, après avoir traité le brasseur de a Suédois, » lui donne-t-il vingt coups de canne. Il frappait, par manière de justice, pour exécuter des arrêts qu’il avait prononcés lui-même in petto. Un jésuite, se disant converti au protestantisme, mais demeuré jésuite, et soupçonné d’intrigues politiques, est arrêté; mais ses papiers ont été brûlés, et aucune preuve n’a été faite contre lui : le roi a une entrevue avec lui dans un bois « et prend la peine de lui donner une volée de coups de bâton[1]. » Il a un jour redressé un arrêt rendu par un tribunal, à grands coups donnés sur les épaules et par le visage des magistrats, qui s’enfuirent crachant leurs dents. Du haut de l’escalier il les menaçait encore de sa canne. C’est tout au juste s’il ne battait pas ses ministres. Il en eut plus d’une fois l’envie. Un jour, en dînant, devant vingt-cinq convives, parmi lesquels il y avait des ministres, il demande à l’envoyé de France : « Si je donnais des coups de bâton à un de mes ministres, le manderiez-vous en France? » — « J’espère, répond l’envoyé, que Votre Majesté ne mettra pas ma discrétion à pareille épreuve[2]. »

Les autres résidons étrangers, les propres ministres de Frédéric-Guillaume, la reine, attribuent ces procédés à un dérangement

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 19 octobre; 1727, 15 février; 1731, 21 février.
  2. Id., 1726, 10 août.