Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’esprit et s’attendent à tout moment « à voir tourner la tête du pauvre prince. » En effet, les traits de folie ne manquent pas dans les anecdotes du règne. Faire écailler un poisson tout vit et obliger les convives à le manger ainsi; menacer ses médecins de « faire enfermer la faculté à Spandau, » s’ils ne le débarrassent pas, dans un certain délai, de boutons qu’il a sur la langue; battre un médecin, qui ne guérit pas assez vite une de ses filles de la petite vérole; se promener dans la ville, « à dix heures du soir, à la lueur de flambeaux portés par des pages, en criant et faisant crier ceux de sa suite avec le reste de la canaille et des petits enfans, » si bien que le ministre de France, « s’il ne les avait vus de ses yeux, aurait cru que c’étaient des animaux qu’on envoyait vendre au marché ; » chevaucher seul, à outrance ; tirer sur un meunier qui passe et lui tuer son cheval, ce sont bien des actes de folie. Le roi avait d’ailleurs des accès périodiques. « Le printemps est une mauvaise saison pour lui. Il est sorti à cheval tout seul, comme de coutume, quand les inspirations divines ou l’inquiétude de changer de place le tourmentent... Il est tombé, en étant au galop. Son cheval lui a donné des coups de pied à la tête. Il a été sauvé par un garde-bois. » Il était souvent pris de mélancolie ; pendant des heures il demeurait muet, « de grosses larmes lui tombant des yeux. « Il avait des terreurs nocturnes, sautait brusquement à bas de son lit, allait réveiller la reine; il lui disait « qu’il lui prenait des idées et des songes si effroyables qu’il ne pouvait dormir, qu’il ne savait où aller, qu’il semblait qu’on le poursuivait partout et qu’on voulait le tuer, accompagnant ces paroles de gestes et de cris qui dénotaient qu’il était hors de lui-même. » Ses accès de rage, où l’écume lui venait à la bouche, s’apaisaient dans l’hébétement. Il a entendu un prédicateur, à propos d’un incendie qui a détruit un quartier de Berlin, prêcher sur la destruction de Jérusalem et se demander « si l’embrasement qui a paru dans la capitale n’est pas un signe de la destruction de ce peuple-ci. » Au sortir de l’église, il est demeuré rêveur, puis est venue la « mélancolie noire. » Dans ces momens-là, il maltraite impitoyablement ceux qui l’approchent. « Après quoi, de lassitude, il retombe dans son fauteuil, où il reste assis, le coude sur la table, pendant deux heures, les yeux fixes, regardant chacun qui entre ou qui sort, sans rien dire[1]. »

De ses méchancetés et de ses souffrances, Frédéric-Guillaume était en partie responsable. Il a été le bourreau de son corps. Dans ses fureurs se reconnaissent les effets de l’alcool. Mais sa nature,

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 28 décembre; 1727, 25 mars; 1718, 1er avril; 1729, 1er mars et 23 août; 1731, 13 et 20 janvier, 3 mars; 1732, 9 février.