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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/622

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ai-je dit, était inquiète. Il avait en lui, de naissance, la disposition à se rendre malheureux. Le soin de ses affaires, la passion de faire au mieux son métier, le sentiment de sa responsabilité envers Dieu et le roi de Prusse, l’ont troublé, et, en partie, expliquent ses débordemens. Tout le monde remarquait que, lorsque les affaires allaient mieux, le roi se portait mieux aussi, et que son humeur s’adoucissait. Il a eu des fureurs pour s’être donné une indigestion d’huîtres et de choux, mais aussi parce que tel régiment avait mal manœuvré, parce que tel receveur l’avait volé, parce que les quadrilleurs venaient de le traiter comme un galopin.

Un pareil homme ne pouvait être aimé. Les seuls sentimens qu’il a inspirés ont été la terreur, l’horreur, avec quelque pitié. Les jours que ses sujets ont vécu sous son règne sont des jours sombres. Il était, dans toute la force du terme, un despote. « Je vous châtierai exemplairement à la russe,» disait-il. A la russe! Il ressemble en effet, par plus d’un trait, avec un moindre génie, bien entendu, à son voisin, le tsar Pierre, qu’il admirait fort. Entre ces deux hommes, la principale différence est marquée par la longitude. Frédéric-Guillaume règne à l’extrémité de la vieille région historique européenne, mais il est compris dans cette région, tandis que le pays de Pierre, pour les géographes et les politiques du temps, c’est l’Asie. Le roi de Prusse est membre de l’Europe et du saint-empire. Ses sujets ont des droits d’hommes. Il est plus civilisé, plus chrétien que le grand barbare. C’est un tsar Pierre, atténué par le milieu et par la race. Ses orgies ne vont pas à l’indécence. La reine a eu la vie dure avec lui, mais il n’a jamais porté la main sur elle. Ce n’est point la hache qu’il manie de sa main royale, c’est le bâton. Mais, s’il subit l’empire d’une civilisation meilleure et plus haute, ce n’est pas sans révolte. Au fond, il n’admet pas qu’aucun droit vaille contre son droit suprême, c’est un autocrate.

Il avait horreur des hommes de loi, des a pauvres diables de juristes. « Il méprisait les magistrats. Un jour qu’on lui demande un emploi pour un jeune homme, il écrit : « S’il a de l’intelligence et une bonne tête, mettez-le dans une chambre des domaines. Si c’est un imbécile, faites-en un magistrat. » Il y a dans ces sentimens, singuliers chez un roi, la rancune naïve d’un plaideur qui a perdu beaucoup de procès (car les juges ont souvent donné tort aux agens de ses domaines). Il y a aussi le dédain d’une science obscure et des vieux grimoires. Mais il me semble bien que Frédéric-Guillaume n’admettait pas l’interposition, entre ses sujets et lui, d’un corps déjuges, ni des façons de la justice. L’incapacité où il était de dégager une abstraction faisait qu’il incarnait en lui la justice. Il était le juge en chair et en os. Il jugeait personnellement,