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se sont dit à leur manière : « Le zèle, l’indulgence, la vie commune, la retraite, la fuite des grandes places, les grandes places elles-mêmes, tout trouve des censeurs. Faites convenir, si vous le pouvez, tous les hommes sur votre sujet, et alors on vous permettra de faire de la vanité de leurs opinions la règle de votre conduite. Eh! oui, si savans que nous soyons dans l’art de plaire, nous ne plairons pas à tout le monde, et vraiment il en coûterait moins d’être un ascète, un philosophe, un saint, que d’acquérir le je ne sais quoi et de régler toutes ses actions sur les trois temps d’un menuet. Mieux vaut nous rendre heureux en suivant tous nos penchans. » Et l’un et l’autre suivirent leurs penchans, qui étaient des inclinations d’hommes très médiocres.

Le premier n’eut pas plus tôt trente ans que son père renonça à rien faire de lui : « Votre fainéantise me fait trembler pour vous, et je crains que vous ne croupissiez à jamais dans une méprisable obscurité. La paresse est un suicide; l’homme est détruit, bien que les appétits de la brute lui survivent... Je désespère de votre élection au parlement. Cela ne vous fait rien, et vous avez tort. Vous auriez pu, à la rigueur, faire bonne figure au second rang. C’est un endroit où il y a place pour plus d’une ombre : locus est et pluribus umbris. » Cet enfant de l’amour ne fut pas même un fantôme de député; quelques mois plus tard, on l’enterrait. Le filleul fut lord, mais ne brilla pas par son éloquence. Assez bonhomme, mari passable, bon agriculteur, il fut un de ces gentilshommes campagnards que Chesterfield détestait et un véritable Visigoth. Il avait hérité de l’admirable et historique manoir de Bretby, construit sur le plan du vieux palais de Versailles et plein de souvenirs; il le fit jeter bas. A l’égard du je ne sais quoi, il avait celui qui déplaît, et Mme d’Arblay, l’auteur de Cécilia, disait de lui : « Le feu lord Chesterfield, cette quintessence du bon ton, rougirait de voir son successeur, qui sans contredit est l’homme le plus mal élevé que j’aie jamais rencontré. »

Un tableau peint en 1810 nous le montre dans la cour de sa ferme. Gros, robuste, épais, un peu ventru, il examine d’un air froid et d’un œil d’inquisiteur une superbe génisse, dont son homme d’affaires lui signale tous les mérites. O vanité des rêves et des éducations raffinées! Par deux fois la graisse des conseils et la rosée de la sagesse étaient tombées sur une terre ingrate; où Chesterfield s’attendait à voir fleurir des roses, il n’avait poussé que des chardons. A la vérité, son héritier était un beau chardon; mais c’est un genre de beauté qu’il méprisait profondément, et le mépris était peut-être la plus forte de ses passions. C’est sans doute pour cela qu’il n’est jamais devenu premier ministre.


G. VALBERT.