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1752, qui soit plus propre à nous guérir de notre indolence, de notre inertie, de notre apathie naturelle. Je le confesse, elle m’a fait commettre plus d’une sottise ; mais je lui dois tous les succès que j’ai remportés dans le monde. J’étais à mes débuts prodigieusement vaniteux. Je souhaitais avec rage que tout le monde m’admirât et m’applaudît, et rien n’a plus contribué au développement de toutes mes facultés. Avec les hommes j’étais un vrai Protée, et, quant aux femmes, je désirais qu’elles fussent toutes amoureuses de moi, même celles dont je me souciais comme d’une prise de tabac. J’acquis bientôt la réputation d’en avoir possédé quelques-unes parmi les plus huppées, et cette réputation, bien ou mal fondée, me permit d’en avoir d’autres. Je vous en conjure, mon cher ami, ayez un peu plus de vanité. Déployez tous les artifices d’une grande coquette; sur ma parole, vous vous en trouverez bien. » Les plus beaux fruits ont leur ver caché; mais Chesterfield est le seul instituteur qui ait pris soin de mettre lui-même le ver dans le fruit comme un de ces hôtes précieux, désirables et de bon augure qui portent bonheur à la maison qu’ils habitent.

On peut penser ce qu’on voudra de la morale utilitaire; mais il ne faut pas la prêcher aux petits garçons à qui on souhaite beaucoup d’avenir. Enseignez-leur des raisons d’agir qui ennoblissent leurs actions, et songez que toutes les adolescences qui ont préparé de belles vies avaient été couvées par une chimère. « Le plus honnête homme, disait Chesterfield, est celui qui s’aime le mieux. » A la bonne heure, mais ne le dites pas au petit Philippe ! Il le lui dit et le lui redit. Cet homme si intelligent n’a jamais pu comprendre que le plus vilain monstre, ou tout au moins la plus laide bête de la création, est un enfant calculé et sournois, qui préfère son intérêt à son tambour.

Heureusement, cette morale utilitaire portait avec elle son correctif, Le maître tenait la dragée si haute à ses disciples, les préceptes étaient si nombreux et si délicats, le code de l’art de plaire était si compliqué, il fallait tant d’application et tant d’efforts pour devenir ce gentleman accompli qui s’avance dans la vie comme un conquérant et à qui tout rend les armes, qu’il y avait là de quoi rebuter les plus intrépides courages. Chesterfield leur représentait le monde comme une maison de servitude et de contrainte, où il fallait sans cesse prendre sur soi, se faire violence, vaincre ses penchans par des motifs de fortune, de gloire, de bienséance. Il en parlait comme Massillon démontrant aux mondains que leurs pratiques les plus frivoles et leurs oisivetés mêmes étalent plus laborieuses que les exercices d’un pénitent : « Eh! qu’est-ce que votre vie, qu’une éternelle contrainte, une gêne qui ne finit point, une suite d’occupations opposées à vos penchans, une scène où il faut toujours jouer le personnage d’un autre?» Les deux Philippe, quoiqu’ils eussent appris le français, sont morts sans avoir lu les admirables sermons sur la Samaritaine et sur le Respect humain ; mais, sûrement, ils