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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/775

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Nous savons que les perceptions de tout genre, visuelles, auditives, olfactives, etc., sont expressives, c’est-à-dire qu’elles ont quelque chose de commun avec les affections morales, avec les sentimens (le langage tout entier en témoigne), et qu’elles les éveillent en nous par leurs qualités agréables ou désagréables. Le plus souvent les sentimens qu’elles font naître en nous sont nettement définis et désignés par des noms : joie, tristesse, mélancolie, amour, tendresse, colère, etc. Mais les perceptions sensibles, celles de l’architecture et de la musique surtout, affectent parfois des qualités telles que les sentimens qui y correspondent n’ont plus de noms et prennent un caractère transcendant, supérieur à celui des passions définies, et déterminent une rêverie en quelque sorte ultra-terrestre. Cela est un fait d’observation, mais qui, à vrai dire, ne peut être constaté que par les artistes (exécutans ou non) sur eux-mêmes.

Remarquons que, dans la vie ordinaire, nous n’éprouvons tel ou tel sentiment qu’après avoir jugé que tel ou tel fait nous est favorable ou défavorable (à nous ou à autrui). Au contraire, en présence d’une belle forme, plastique ou musicale, nous commençons par éprouver le sentiment suscité par l’agréable qui l’exprime, sentiment sui generis qui n’est proprement ni la joie ni la peine sans mélange, et spontanément un rêve en nous s’y adapte ; c’est-à-dire que le jugement se forme après coup, un jugement sans précision qui cherche à motiver ce que nous sentons. En un mot, l’aspiration attribue au sentiment une cause lointaine et indéfinissable. Or l’aspiration n’est pas arbitraire; l’idée vague qu’elle implique n’est pas du tout un composé artificiel d’élémens puisés dans le milieu où nous vivons. Bien au contraire, ce qui nous émeut alors, c’est précisément ce que nous sentons d’étranger et de préférable à toute essence terrestre dans l’objet indéterminé et toutefois infiniment attrayant de notre aspiration. Cet idéal, tel qu’on l’appelle aujourd’hui, loin de nous apparaître comme une vaine fiction de notre esprit, nous subjugue, au contraire, et nous ravit, et il y a de la passivité dans le ravissement : nous y subissons une action secrète exercée sur nous par quelque chose qui n’appartient pas à notre milieu immédiat, terrestre, et qui, ne tombant distinctement sous aucun de nos sens, ne saurait être d’aucune manière imaginé par nous; de là son caractère vague et indéfinissable. Nous sentons seulement que l’objet de l’aspiration esthétique n’est pas un fait (en terme philosophique : un accident, un contingent) ; c’est quelque chose de stable, révélant un bonheur, actuellement irréalisable, impossessible, mais proposé de très loin à la possession; ce n’est