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en effet, a fourni peu de cerveaux comparables au sien pour le besoin de clarté et de certitude, peur l’aptitude à l’analyse qui prépare la lumière et à la démonstration qui la dirige et la concentre. Il était, par suite, inévitable que la rencontre fût orageuse et la lutte tragique entre son instinct de vénération devant l’abîme où s’enfonce et se voile l’éternel principe du monde phénoménal, et sa soif d’évidence, sa curiosité de savant qui le poussait à tout éclaircir sans limiter d’avance la carrière et l’audace de sa pensée, à affronter l’inconnu sans égard à la majesté du mystère. Il lui avait été bien plus facile de renoncer tout d’abord à examiner l’objet de son aveugle foi, qu’il ne lui fut ensuite aisé d’en interdire le regard à son intelligence après le lui avoir laissé tâter dans les ténèbres. « Il y a des gens qui n’ont pas le pouvoir de s’empêcher de songer et qui songent d’autant plus qu’on l’aura défendu. » Pensait-il à lui-même en écrivant cela? En tout cas, cette observation semble bien lui être applicable. Peut-être s’est-il efforcé d’abord de maintenir la barrière qui séparait sa foi de sa raison, son credo de ses méthodes scientifiques. Mais comment y eût-il réussi? L’invasion de la critique dans la croyance était fatale. Ce n’est pas du premier coup que le croyant obtint l’abdication du penseur. Écoutez le douloureux gémissement du vaincu qui ne se rend pas encore : «... Mais voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis dans un état à plaindre et où j’ai souvent souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient (la nature), elle le marquât sans équivoque, et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait, qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre; au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition ni mon devoir; mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien pour le suivre, rien ne me serait trop cher pour l’éternité. » A quelle époque cette crise succéda-t-elle dans l’âme de Pascal à la fougueuse ferveur qui, vers sa vingt-quatrième année, y avait signalé l’irruption de la foi zélée, agressive même, supplantant tout à coup la foi sommeillante? Il n’est guère possible de le préciser.

La transformation des états moraux s’opère le plus souvent sans secousses, insensiblement, soit par l’action sourde et constante d’un nouveau genre de vie, soit par le retour furtif de l’habitude ancienne violemment abandonnée, ce qui est, sans doute, la manière dont s’est refroidie l’ardeur de sa première conversion. Mais rien ne nous permet de supposer que ce refroidissement soit jamais allé jusqu’à l’indifférence. L’inquiétude intellectuelle, un moment paralysée, se réveillait peu à peu et ne tarda pas à troubler la sécurité de la foi victorieuse. Celle-ci tint bon, et, si l’équilibre s’établit entre