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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/810

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ils s’étaient imaginé en débarquant à Tunis entrer en pays conquis et pouvoir y trouver, ainsi qu’au Tonkin, de grasses sinécures. Étaient-ils même propres à en apprécier les douceurs ? C’était là le moindre de leurs soucis. Le résident sut les éloigner, jugeant, non sans raison, que leur heure n’était pas venue, puisque Gambetta, alors tout-puissant, s’écriait à la tribune, en parlant du rôle que nous devions remplir à Tunis : « Ni abandon, ni annexion, » et que M. Jules Ferry s’exprimait à peu près de la même manière, en disant que le protectorat français devait être une transition nécessaire. Du moment qu’en haut lieu, à tort ou à raison, on ne voulait pas d’un agrandissement colonial, qu’on ne voulait pas dépenser un centime pour la Tunisie, il est certain qu’une politique prudente exigeait de ménager les fonctionnaires indigènes pour mieux les assimiler à nos réformes.

Actuellement, le point le plus saillant de notre présence dans cette région, n’est-il pas de voir un bey, descendant des despotes que Ton sait, des ministres qui ont dans leurs veines du sang des anciens corsaires, des employés musulmans, une population musulmane, vivre, travailler, agir sous la direction de Français, aptes tout au plus autrefois à ramer sur une galère ? Lorsqu’on est ignorant des choses d’Orient, du fanatisme qui s’y perpétue, on ne peut se figurer ce qu’un tel fait représente de changement. Et, à ce sujet je ne cesserai de répéter aux Européens qui émigrent en Afrique de bien se garder de faire parade de leurs sentimens irréligieux, si toutefois ils en ont. C’est là, assurément, une des grandes causes de l’éloignement que nous inspirons aux populations dont nous avons entrepris la soumission.

Des conseils municipaux furent constitués dans tous les centres de population, et c’est le gouvernement et non le suffrage universel qui en nomma les membres. Dans une colonie naissante, où les étrangers étaient en majorité, agir d’une autre façon eût été une niaiserie. Autre particularité : si le budget des villes se soldait par un déficit, le budget de l’État était tenu d’y suppléer.

Ce sont les caïds, presque toujours les descendans d’une noble et ancienne famille, qui continuent à être chargés des recettes municipales et autres dans les villes et les villages. On chercha à les supplanter, et il n’est pas difficile de deviner qui le cherchait. Ce fut peine inutile : M. Cambon, pour calmer ceux qui s’obstinaient à vouloir prendre la place des fonctionnaires indigènes, dut dire à ces entêtés : « Nous n’avons pas en face de nous des anthropophages, dès Peaux-Rouges, mais les descendans d’une société très policée, organisée depuis des siècles sur les ruines de la Carthage phénicienne et romaine. » Paroles très justes, que l’on a eu tort de critiquer, et qui peuvent s’appliquer autant qu’aux Tunisiens aux