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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/822

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vendeur, une bande de terrain entourant toutes les limites de l’immeuble vendu. La contiguïté étant la seule raison d’exercer la cheffaa le droit se trouve anéanti par cette réserve d’une bande de terrain qui vient s’interposer entre l’acquéreur et les propriétaires qui vous touchent. Faites un fossé grand comme la main et profond comme une ornière autour de votre maison, et vous pourrez la vendre à qui mieux vous conviendra. Peu importe la largeur de la bande. Les jurisconsultes hanéfites l’admettent de la largeur d’un pouce ; car, paraît-il, c’est une question de principe. Le second moyen, qui n’est pas moins surprenant, consiste à ajouter au prix indiqué une poignée de monnaie, prise au hasard et dont l’acheteur lui-même ne connaît pas l’importance, de sorte que celui qui veut faire la cheffaa, ignorant le prix exact de la vente, se trouve dans l’impossibilité d’en offrir le remboursement; or, connaître ce prix exact est une des conditions essentielles pour exercer la cheffaa. Est-il moyens légaux plus invraisemblables? Lorsque la société française demanda au cadi la faculté d’user de ses droits, celui-ci s’y refusa, alléguant des motifs qu’il serait oiseux de reproduire.

Le premier ministre du bey, qui nous était hostile, avait ordonné au cadi de ne pas tenir compte de notre demande. Notre chargé d’affaires protesta aussitôt avec une grande énergie et déclara au ministre que, si le cadi persistait à ne pas instrumenter, les parties intéressées passeraient leurs actes de vente à la chancellerie du consulat de France, conformément à des usages antérieurs. Le ministre tunisien parut céder devant cette menace et donna l’autorisation aux notaires de passer les actes, ce qui n’empêcha pas Khérédine-Pacha de faire, par précaution, tracer autour de son domaine une bande de terre d’un mètre de largeur, afin que ses acquéreurs n’eussent plus que lui pour voisin. Cette mesure prudente n’arrêta pas la coalition : elle résolut, malgré tout, de se servir de la cheffaa, et voici ce qu’elle décida. Faire faire la cheffaa par un sujet anglais afin d’intéresser l’Angleterre à cette affaire; profiter du trouble que cette intervention jetterait dans les esprits pour se placer, non-seulement au-dessus de la loi, mais encore de la procédure; puis entrer violemment en possession du domaine de l’Enfida. L’Anglais nécessaire à cette comédie fut un nommé Joseph Lévy, Israélite, originaire de Gibraltar et sujet anglais : il n’avait ni la fortune, ni le crédit nécessaires pour exercer un droit quelconque sur une propriété aussi considérable que celle qui se trouvait en compétition.

Le 11 janvier 1881, à quatre heures du soir, les accords ayant été solennellement engagés devant les notaires entre vendeur et acheteurs, ceux-ci offrirent de payer les droits de mutation qui ne s’élevaient pas à moins de 200,000 francs. On refusa leur argent