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LE
SENS DE LA VUE
CHEZ VICTOR HUGO

M. Taine exprime quelque part le regret que les peintres, les poètes, les romanciers de génie ne trouvent pas plus souvent « un ami psychologue » pour les observer et les interroger sur la manière dont ils sont directement affectés par les objets extérieurs. La science et la philosophie s’accordent, en effet, à déclarer qu’il existe, pour chacun de nous, « un rythme spécial de l’appareil des sens, » auquel tient notre connaissance de l’univers avec les rêves qu’elle entraîne. D’où il suit que le tour d’imagination esthétique personnel à chaque individu, la façon dont les figures se forment dans son esprit, l’intensité avec laquelle elles s’imposent, l’ordre dans lequel elles se présentent, dépendent avant tout des conditions dans lesquelles l’impression première se produit en lui. Des témoignages directs sur les données élémentaires de la sensibilité chez un artiste digne d’attention seraient donc d’un inestimable intérêt pour la critique. Malheureusement, les biographes ne prennent d’ordinaire aucun souci de lui préparer de semblables documens, et les sources profondes de la fantaisie créatrice restent dans l’ombre.

Nulle part cette ignorance n’apparaît plus flagrante, plus choquante même qu’en ce qui concerne Victor Hugo. Dix fois ses admirateurs et ses amis ont entrepris d’écrire son histoire ; aucun d’eux n’a jamais songé que, pour l’intelligence d’un poète qui associe aussi étroitement et aussi constamment que lui l’idée à la sensation, le détail de la vie matérielle a une importance hors de pair. Non-seulement