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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/847

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L’examen attentif de ces esquisses à l’encre ou à l’aqua-tinta nous suggère une remarque qui va plus à fond dans le même sens : non-seulement la teinte propre des objets n’y est pas directement imitée par la touche de matière colorante, mais elle ne s’y révèle même pas par le procédé de traduction spéciale que comporte ce genre d’art, j’entends par les nuances ombrées qui expriment le degré d’absorption dans chaque couleur. Il y a bien des ombres, mais elles correspondent aux divers mouvemens de la lumière sur les surfaces, non à la coloration intrinsèque des choses.

N’est-on pas conduit par là à penser que cette singularité du dessin provient d’un caractère singulier de la perception chez le dessinateur, — et qu’il eût encore donné lieu à la même observation s’il eût usé librement des moyens de la polychromie?

La meilleure preuve que cet indice de sa manière ne tient pas à l’indigence du procédé qu’il emploie, c’est que la multiplicité illimitée des tons, qui vont du blanc au noir, se prête évidemment à l’expression relative de la couleur, ainsi que l’attestent les camaïeux de la Renaissance et du XVIIIe siècle, les transpositions de Rembrandt et de Rubens, les planches de Porporati et de Le Bas, qui valent des peintures.

Victor Hugo traite la couleur comme s’il ne la sentait pas : les images semblent se décalquer sur sa rétine ainsi que sur une plaque photographique. Elles se distinguent les unes des autres parce qu’elles sont plus ou moins éclairées, non parce qu’elles sont diversement teintées; aucune notation propre, indépendante de la lumière ambiante, ne trahit jamais la nature intime qu’elles manifestent. Ces mille nuances équivalentes où s’exprime la richesse de la vie, mais dont la variété ne correspond pas à une différence d’intensité, — le vert tendre, le bleu clair, le mauve, le blond, le gris, — ne peuvent évidemment toucher cet œil, qui ne s’émeut que des oppositions et des discordances. Tous les êtres, pareillement incolores, semblent plongés dans une lumière qui se reflète inégalement sur eux et leur prête ainsi, par le dehors, un semblant d’individualité. On dirait que c’est cette lumière même qui crée les formes en les délimitant, comme ferait un regard émané d’un œil tout-puissant qui aurait la faculté miraculeuse de réaliser dans l’espace la vision intérieure qu’il y projette.

Un tel document n’est assurément pas sans valeur, car il est bien certain que Victor Hugo a dû peindre la nature comme il la voyait. Gardons-nous pourtant d’y attacher trop d’importance : il se pourrait que l’habileté technique qu’exige le dessin lui ait seule manqué ; n’arrive-t-il pas que, dans une même personne, inégalement douée pour deux arts différens auxquels elle se livre, se trahissent deux aptitudes, sinon deux tempéramens opposés? Fromentin n’écrivait