Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou plutôt se fondent en une sensation de lumière dont elles expriment seulement les nuances. Les couleurs en effet n’ont de fixité que dans les objets terrestres et matériels; au ciel, il ne faut pas songer à saisir


Tout ce que nous voyons, brumeux ou transparent,
Flottant dans les clartés, dans les brumes errant...


Victor Hugo a esquissé lui-même une formule de sa vision, en dénonçant


Ce merveilleux soleil, ce soleil radieux,
Si puissant à changer toute forme à nos yeux;


et il faut entendre ici le mot « forme » au sens aristotélique, comme enveloppant les déterminations de tout ordre.

Au contraire de Palestrina, il voit toutes choses « par l’angle étincelant, » et les êtres ne lui apparaissent que par les reflets qui tracent leurs contours. « l’ombre et le rayon » s’émoussant l’un l’autre tour à tour, voilà les deux pôles de sa sensibilité visuelle, et, partant, les deux principes de son imagination poétique.


VI.

La constitution optique que nous venons de définir est trop profonde pour pouvoir varier selon les vicissitudes de la vie ; pourtant, au cours des quarante années qui suivent, on peut surprendre un changement continu et graduel dans la vision du monde reflétée par le cerveau du poète. Non qu’elle se modifie en ses traits essentiels, mais ces traits mêmes se simplifient, se roidissent, s’exagèrent, au point que l’œil, réduit à un fonctionnement élémentaire, devient de moins en moins sensible à l’apparence propre des objets, et que la perception finit par dégénérer en une sorte de rêve intérieur.

Les premiers indices de cette altération se montrent dans les deux volumes[1] que Victor Hugo rapporta de sa double excursion aux bords du Rhin. Les dispositions dans lesquelles il allait revoir les montagnes, les forêts, les lacs et les ravines avaient bien changé depuis 1825 : il partait avec l’intention de faire un voyage utile, presque un voyage mémorable, où la poésie, l’histoire, la politique

  1. Il y faut joindre la première partie du volume qu’on vient de publier, et qui contient des lettres sur la fin de ce voyage (septembre-octobre 1839.)