Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/859

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même, trouvassent leur compte. Il ne cherchait pas des couleurs et des formes, mais des images et des idées : les beautés du paysage devaient avant tout lui suggérer des vues profondes, et il avait, — à Paris, — ébauché le drame que lui inspireraient les vieux burgs palatins.

Comment s’étonner dès lors qu’il n’ait rien vu librement, à force de regarder tout délibérément, dans cette promenade de touriste qui tourna en expédition d’artiste? A travers l’exaltation des souvenirs romantiques et l’évocation des scènes d’horreur qu’il rêvait d’y produire, le décor original, mais sans majesté, du Rhin, cette nature déchiquetée et pittoresque lui apparut grandiose, terrible, épique, — eschylienne, pour tout dire, car il fallait bien que l’idée de théâtre intervînt ici pour marquer l’emphase.

Dans un pareil état d’esprit, la sensation n’a jamais le temps de se constituer comme fait organique indépendant; elle subit, à peine ébauchée, l’influence de l’excitation cérébrale, et se modèle sur l’image qu’une analogie plus ou moins lointaine vient à éveiller. La vision la plus simple devient ainsi métaphorique, et la donnée sensible y tient une part de plus en plus secondaire, tant elle met de complaisance à s’accommoder aux exigences de l’imagination.

Analysez par exemple cet effet de crépuscule : « Quelques étoiles semblaient clouer au zénith le suaire noir de la nuit étendue sur une moitié du ciel et le blanc linceul du crépuscule déployé sinistrement sur l’autre. » Essayez maintenant de vous représenter, — non intellectuellement, mais sensoriellement, — quelle apparence du ciel peut donner cette figure à un contraste de clarté : je doute que l’expérience vous fournisse une seule impression qui puisse s’adapter à une interprétation aussi pittoresquement symétrique.

Voici une autre notation de même genre : « C’était un de ces grands paysages crépusculaires où les montagnes se traînent sur l’horizon, comme d’énormes colimaçons, dont les rivières et les fleuves, pâles et vagues dans la brume, semblent être la trace argentée. » L’image est plus familière cette fois: est-elle plus juste, j’entends au regard de la sensation visuelle qu’il s’agit de traduire? Non certes, car il n’y a aucune proportion entre le mince fil luisant qui représente un cours d’eau vu du haut d’un sommet lointain, et les larges masses sombres qui s’écrasent au-delà dans la nuit.

Découvrez-vous la moindre trace de souvenir physique dans ce petit tableau final : « Au ciel flotte une dernière lueur rose qui ressemble au reflet d’un autre monde sur le visage blême d’un mourant ? »

— « Ici (dit le guide, en montrant un gracieux lac), un village tout entier s’est englouti. » Victor Hugo s’approche, déjà ému; il trouve la couleur de l’eau « inquiétante. » On lui conte des détails