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à moi! Je retrouve la compagne de ma vie et la mère de mon enfant! — Là-dessus, il serait tout près d’épouser sa petite-fille, à qui la voix du sang conseille une soumission sans bornes, si la découverte opportune d’une liasse de papiers de famille ne le désabusait, transformant aussitôt sa passion en amour paternel.

Mais avec M. Bellamy aucun inceste n’est à craindre, les fiançailles entre Julian West et Edith Bartlett ayant été beaucoup plus correctes que celles de ces amoureux du premier empire, pressés de se témoigner leur flamme entre deux campagnes. Le mariage pourra donc avoir lieu sans nul inconvénient et sans que nous nous y intéressions beaucoup d’ailleurs, l’intrigue proprement dite ne comptant pour presque rien dans un roman à thèse. Déclarons en passant que des deux livres, l’Homme à l’oreille cassée est à beaucoup près le plus humoristique. Oui, certes, l’humour s’ajoutait à des qualités purement françaises, dans ce talent primesautier d’Edmond About, dont on a fait peut-être autrefois une estime exagérée, mais auquel, en revanche, on ne rend plus suffisamment justice. Quel pétillement d’esprit intarissable, quelle inoffensive et joyeuse gaminerie ! Comme le contraste entre le langage déclamatoire d’un fils de la révolution et le ton des conversations de nos jours est habilement soutenu jusqu’au bout ! Looking Backward ne peut offrir, et pour cause, aucune de ces oppositions amusantes, car M. Bellamy ne sait du XXe siècle que ce que des préludes encore vagues permettent d’en pressentir. Aussi tient-il soigneusement son Julian West à l’écart de la société de ce temps-là, se bornant à peindre trois figures qui ne diffèrent de celles d’aujourd’hui que par l’extravagance de leurs discours sur le succès facile et complet du communisme réalisé. Nous ne voyons pas la machine à l’œuvre, nous ne rencontrons pas de caractères formés par le nouvel ordre de choses. Cela seulement aurait du prix et corroborerait les tirades du docteur, très creuses, faute de ces illustrations nécessaires. Il est trop facile de se borner à dire que les Américains du XXe siècle sont vêtus à peu près comme ceux du XIXe, les hommes du moins, et qu’ils s’expriment comme leurs ancêtres, avec un redoublement de tact et de politesse, — ce qui est contraire à ce que nous savons, car à mesure que le flot des émigrans enrichis de toutes les nations se mêle à l’élément plus pur des fondateurs de la grande république, l’élévation du ton social n’y gagne pas; les Bostoniens raffinés, les descendans des pèlerins de la Nouvelle-Angleterre, tout ce qui constitue l’aristocratie de ce pays démocratique l’affirme et s’en plaint très fort. Mais M. Bellamy est optimiste jusqu’à l’exagération ; il nous conduit tout droit vers ce qui lui paraît être le Paradis terrestre et, chose choquante, car l’époque