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vieille diligence, il nous resterait à remercier le ciel de nous avoir fait naître dans un temps où le monde entier, si malade qu’il soit, laisse encore un peu de place à l’individualité de chacun et est autre chose que cette formidable machine industrielle organisée à la façon d’une armée allemande, dont les généraux seraient des contre-maîtres. Mais il est probable que les citoyens de l’an 2000 liront avec autant de scepticisme que ceux de 1890 Looking Backward, en admettant que sa vogue dure jusque-là. Ils seront bien surpris de se voir représentés dans ces pages si différens de l’éternelle humanité, guéris de l’égoïsme, du mensonge, de la vanité, affranchis de tous les désirs, de tous les vices et de tous les besoins. Peut-être cependant quelques réformes réellement enviables se seront-elles accomplies en ce qui concerne la question de l’organisation du travail, si pressante, si grosse de périls et d’angoisse. M. Bellamy aura, en ce cas, le mérite d’avoir le premier abordé dans le roman ce sujet qui intéresse tous les esprits. Si nous avons discuté trop sérieusement les méthodes qu’il propose, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, à son propre sérieux, imperturbable d’un bout à l’autre, jusqu’au moment où se place l’unique épisode spirituel, celui du rêve qui ramène Julian West au XIXe siècle, pour s’entendre reprocher par ses vieux amis les opinions folles et subversives qu’il a rapportées de son excursion dans le XXe. Là seulement, un sourire vient tout à coup éclairer la physionomie du conteur et nous fait espérer trop tard qu’au fond il se moque un peu de sa prétendue panacée.


TH. BENTZON.