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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/120

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que savante, peintre de grand talent, elle s’exerçait avec un succès égal à la sculpture et à la gravure. Ses œuvres se vendaient fort cher. « Outre les mathématiques, elle savait, disent ses contemporains, la philosophie scolastique et la sophistique, possédait à fond la Somme de saint Thomas, et étudiait les pères grecs dans leur langue. »

On disait d’elle qu’elle prenait toute seule la gloire qui pourrait suffire à trois.

Descartes, la trouvant un jour occupée à lire la bible en hébreu, s’étonna qu’une personne de si grand mérite consentit à donner son temps à une chose de si peu d’importance : lui-même l’avait essayé sans réussir à comprendre clairement et distinctement le texte de la Genèse. La savante jeune fille, indignée d’une telle irrévérence pour les livres saints, ne pardonna jamais à cet audacieux novateur, qui dédaignait tout ce qu’elle admirait, la détournait surtout de la philologie. La bienveillance de Descartes s’en ressentit naturellement. « Voetius, écrit-il à Mersenne, a gâté la demoiselle Schurmann, car au lieu qu’elle avait l’esprit excellent pour la poésie, la peinture et les autres gentillesses de même nature, il y a déjà cinq ou six ans qu’il la possède tellement, qu’elle ne s’occupe plus que des controverses de la théologie, ce qui lui fait perdre l’estime des honnêtes gens. »

L’influence du prédicateur, Labadie, esprit inquiet et troublé, tout au moins, fut plus grande encore que celle de Voetius sur la trop curieuse Anna Schurmann ; son zèle brava, pour le suivre, l’anathème et les injures des calvinistes qui le chassèrent de Hollande comme schismatique et faux prophète. En suivant Labadie, Anna Schurmann bravait surtout les convenances, car l’une des doctrines de l’ancien jésuite était le mépris et, par une conséquence un peu forcée, l’excuse des plaisirs de la chair comme indépendans de la perfection morale. Anna Schurmann, alors âgée de soixante-trois ans, ne fut, à aucune époque de sa vie, soupçonnée d’inconduite, mais elle acceptait et professait toutes les théories de son maître ; elle gouvernait sa maison, où régnait un luxe de table que ses ennemis condamnaient. Elle-même a raconté sa fuite de Hollande et le secours rencontré à Herford.

« Un an à peine s’était écoulé depuis que le bruit des persécutions dont Satan nous avait affligés à Amsterdam était arrivé aux oreilles des princes étrangers, et quelques-uns d’entre eux avaient délibéré s’ils ne rendraient pas à cette petite église du Christ la liberté qui lui était nécessaire. Ce fait arriva à notre connaissance au moment même où le sévère édit du conseil d’Amsterdam venait entraver notre marche croissante. Mais de tous les asiles qui se présentaient