Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à nous nous donnâmes la préférence à celui qui nous était offert sur le domaine de son altesse royale la princesse palatine Élisabeth. Elle m’avait honorée d’une bienveillance particulière. Quarante années, je crois, s’étaient écoulées depuis que, méprisant les frivolités et les vanités des autres princesses, elle avait élevé son esprit vers les nobles études des plus hautes sciences. Elle s’était sentie attirée vers moi par cette communauté de goûts et d’études, et elle me témoigna sa haute faveur, tant par ses visites que par ses lettres gracieuses. Depuis lors nos changemens fréquens de résidence, les obstacles que j’avais rencontrés à cette manière de vivre que j’avais librement choisie, mon éloignement du monde et des choses de la terre, mon association avec quelques autres personnes pieuses avaient été interprétés, auprès d’elle, tantôt en bien et tantôt en mal par la renommée. Mais le souvenir de ma vie passée avait réveillé en elle l’ancienne amitié ; elle ne pouvait supposer que je fusse capable de menées ou même coupable de quelque exagération nuisible à la tranquillité publique. Elle songea très sérieusement, dès lors, à nous offrir un asile. Et sans se laisser arrêter par les calomnies de nos ennemis, elle m’écrivit qu’elle connaissait mon généreux dessein de m’affranchir de tous les liens de la terre pour pratiquer la vraie religion chrétienne, et réformée dans toute sa pureté et liberté, et qu’elle m’accordait sur son territoire, à moi et à toute la communauté, la liberté de pratiquer notre religion sous la sauvegarde de son autorité. »

La conversion d’Anna Schurmann fut un grave embarras pour les ennemis de Labadie ; aucun d’eux n’osa nier la gravité du coup porté à leur cause. « Il est bien vrai, écrit l’un d’eux, et c’est ce qui nous a donné le plus d’étonnement, qu’une demoiselle de réputation et de savoir, qui s’était rendue la merveille de son sexe aussi bien que celle de sa dignité, a eu la faiblesse d’épouser (sauf l’honneur du mariage) les intérêts de Labadie et de se rendre la protectrice de ses violences et de ses emportemens. »

Labadie, c’était un des reproches qu’on lui faisait, était habile surtout à se rendre les femmes favorables. « Il a, dit l’un des pamphlétaires les plus acharnés contre lui, l’air fort engageant, la parole attrayante, le discours emmiellé et une manière si propre à gagner l’inclination du sexe le plus faible, que, comme il sait que le diable pour séduire l’homme et le faire tomber dans la rébellion, a attaqué la femme, ainsi il a l’adresse de se servir des mêmes armes, en s’adressant aux femmes qu’il cajole le plus tendrement qu’il lui est possible pour une bonne fin, c’est-à-dire pour engager par leur moyen des familles entières dans ses maximes et ses sentimens. On a remarqué qu’il prononce d’un air plus doux et plus touchant le terme de ma sœur que celui de mon frère. »