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ou à Berlin. Et c’est le cas de presque tous les peuples d’Europe : leur enfance politique s’est prolongée tard. Longtemps on a disposé d’eux sans leur consentement. Mais pendant leur minorité, ils ont acquis le goût du travail, la cohésion, les qualités solides sans lesquelles l’État n’est qu’une forme vide. Ils ressemblent à des hommes qui achèvent leur éducation complète avant d’entrer dans la vie politique.

Il en est tout autrement de ces peuples, esclaves la veille, auxquels on remet sans transition la charge de leur destinée. Et quelle destinée ! Réparer les fautes séculaires de l’Europe, et combler le trou béant qu’elle a creusé à l’est ! Comment parler de constitution, de progrès, de service militaire, à des gens qui comprennent à peine l’obligation du travail et la légitimité de l’impôt ? De tous les mobiles qui dirigent les actions humaines, ils n’ont conservé que la passion de l’indépendance. Le travail, pour eux, c’est la servitude ; et le premier usage qu’ils font de la liberté reconquise, c’est d’échapper, s’ils le peuvent, à cette loi tyrannique.

De là des embarras intérieurs qui diminuent leur force de résistance ou d’expansion. Chez eux, l’individu, bien loin d’être en avance sur l’État, comme dans les vieilles civilisations, retarde au contraire la puissance publique, arrête son essor, et parfois lui refuse les moyens de vivre. C’est ainsi que le gouvernement serbe est contraint de livrer un combat perpétuel pour arracher aux contribuables des ressources pourtant bien modestes, et qu’il a dû recourir aux armes pour imposer le service obligatoire. Les paysans du Danube sont admirables dans une insurrection ; ils déclament avec éloquence contre le poids des impôts ; mais ils ne comprennent pas la nécessité de former une société compacte pour faire tête aux étrangers, ni de mettre une part des bénéfices en commun pour améliorer leur sort. Ils ne saisissent pas davantage l’utilité de travailler au-delà de leurs besoins, ni de faire produire au sol tout ce qu’il peut donner. Ce qui leur manque, c’est le feu sacré, c’est le grain d’ambition personnelle qu’ailleurs chacun apporte dans son métier, et qui produit l’aisance générale, en donnant aux particuliers le superflu, chose si nécessaire ! En pénétrant sous le toit de ces pauvres gens, très bien doués, naturellement bons, j’ai aperçu toute la fausseté de cette morale qui nous prêche la médiocrité. Grand philosophe, entrez ici ! Considérez cet homme qui, lorsqu’il a du pain, livre sa terre aux ronces et aux orties ! Le défaut d’ambition fait de son enclos un véritable cloaque, et la modération dans les désirs l’empêche de changer de linge. Si on le laissait faire, son idéal serait une anarchie tempérée par un vague sentiment fraternel, qui lui permettrait de vivre entre le pope et le staroste, à la condition d’écouter quelquefois, mais de