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loin qu’il l’apercevait et n’en reçût en échange un affectueux bonjour, et il ne serait jamais venu à l’idée des gars de la bravade, lorsqu’ils se rendaient parader dans les villages, qu’ils pussent se dispenser d’aller lui faire honneur, sous sa fenêtre, avec leur clairon et leurs deux tambours. Lors de la fête du pays, il avait accepté le déjeuner du maire à l’ermitage de Saint-Pancrace, il avait bu à l’hospitalité des gens de Colmars et, le soir, il avait offert un bal à la jeunesse, sur le préau, contre l’école, pour lequel l’épicier avait donné toutes ses fines bougies et l’aubergiste les meilleures de ses bouteilles cachetées. Ah ! les oreilles lui sonnaient encore de ce qu’on lui en avait rabâché de ce bal, car pour lui, depuis qu’il était seul à faire le service, il vivait les nuits sur son siège tout comme les journées, et, lorsqu’il lui restait deux ou trois heures sur les vingt-quatre, c’était encore au lit qu’il aimait le mieux les passer.

Mais ce qu’il admirait surtout, parce qu’il l’avait vu de ses yeux, c’était la crânerie décidée avec laquelle le capitaine, au pas gymnastique, suivi de tous ses hommes, était accouru lors de l’incendie du mas de Pierre Renault. Il les apercevait encore, tout blancs dans la nuit, les petits chasseurs, avec leur veste et leur pantalon de treillis, balançant leurs coudes en cadence, sautant légèrement sur la pointe des pieds, montant la côte sans une parole, dans un ordre admirable ! Elle semblait glisser sur le sol, la petite colonne, puis tout à coup : Halte ! Front ! et l’immobilité la plus absolue, tandis que la voix du capitaine s’élevait brève et impérieuse dans l’imposant silence :

« Première escouade à la scierie, pour en débarrasser les planches les plus rapprochées de l’incendie ! »

« Deuxième escouade au puits pour organiser la chaîne avec les pompiers ! »

« Les moniteurs de gymnase, les sapeurs et les porteurs d’outils avec moi, pour abattre la charpente de l’étable et faire la part du feu ! » Puis, sans autre explication, les gradés, dressés à l’initiative par leur chef, étaient partis, suivis de leur troupe, et le travail avait commencé. Et lui était partout, surtout où il faisait le plus chaud et où les autres ne voulaient plus aller, et si la scierie avait été épargnée, si le logis n’était point trop endommagé, on pouvait bien dire que ça lui revenait pour la plus grosse part.

Seulement, ce n’était pas tout, car voilà qu’au moment où il reformait ses hommes pour s’en aller, il avait entendu la Renault qui sanglotait à fendre le cœur, parce que sa vache, sa seule, venait d’être retrouvée étouffée dans l’étable. Oh ! il n’avait pas été long à réfléchir, i ! avait tiré un calepin de sa poche et, l’œil franc et doux, il avait regardé chacun et il avait dit : « Il faut rendre sa