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que dans le siècle où nous sommes, c’est depuis que nous avons cessé de croire que la vie est mauvaise en son fond ?

On pourrait ajouter bien d’autres réflexions encore. En voici une qui touchera peut-être quelques démocrates. C’est que nulle part ailleurs que dans le pessimisme on ne saurait trouver de fondement solide au dogme de l’égalité. Car l’inégalité est la loi de nature ; ni en force, ni en intelligence, ni en courage nous ne sommes tous égaux; à peine même peut-on dire que nous le soyons en besoins. Mais quelque différence qui sépare un homme d’un autre homme, elle s’évanouit, et l’égalité reparaît dans la souffrance et devant la mort. C’est encore ce que Bourdaloue, dans le beau sermon que nous rappelions, a éloquemment développé. « Quand, selon l’expression de l’Écriture, nous descendons encore tout vivans et en esprit dans le tombeau, et que le savant s’y voit confondu avec l’ignorant, le noble avec l’artisan, le plus fameux conquérant avec le plus vil esclave, même terre qui les couvre, mêmes ténèbres qui les environnent, mêmes vers qui les rongent, même corruption, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et servus liber a domino suo... C’est alors, mes chers auditeurs, que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu’il y a entre les hommes et nous... » Mais, à défaut de la méditation de la mort, le spectacle de la souffrance n’y pourrait-il pas suffire? Et quand nous voyons ce que la douleur ou la maladie peuvent faire du plus courageux, du plus intelligent et du plus puissant d’entre nous, un accès de goutte ou une colique obscurcir l’esprit le plus lucide et anéantir la volonté la plus ferme, n’est-ce pas alors que nous comprenons la vanité des distinctions humaines? que nous sentons la solidarité qui lie les plus orgueilleux aux plus humbles? et que nous acceptons enfin cette égalité « que nous oublions si volontiers, mais dont la vue nous est si nécessaire pour nous rendre plus équitables et plus traitables? » Que dira-t-on encore qu’on trouve de funeste dans une doctrine dont le propre est ainsi de rétablir sans cesse entre les hommes l’idée de leur communauté d’origine et de faiblesse? et quel meilleur, quel plus sûr moyen leur offrira-t-on jamais pour les faire consentir à la pratique de cette égalité, qu’ils ne reconnaissent en théorie que pour employer en fait la plus grande partie de leur vie à la rompre?

Mais quant à l’espèce d’inertie qu’on a prétendu quelquefois que le pessimisme entretiendrait, si même il ne l’engendrait, qui ne voit qu’on s’est fait un fantôme de pessimisme pour le pouvoir plus aisément terrasser? et que non-seulement il ne l’engendre ni ne l’entretient, mais au contraire qu’il est le principe même et le ressort de la véritable activité? Est-ce donc vraiment agir que de satisfaire ses instincts? ou si ce n’est pas plutôt obéir et se laisser faire à ce qu’il y