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de s’imposer tout entiers, — avec leur femme et leur famille, dont la médiocrité leur est comme un perpétuel témoignage de ce qu’ils valent eux-mêmes, — au monde qui les a laissés en quelque sorte s’établir sur lui. N’est-ce donc alors qu’une âme basse et vulgaire, attirée par la séduction d’un titre ou de l’élégance, un Jourdain d’aujourd’hui, qui se laisserait engluer, comme l’autre, au piège d’une coquette, et pour qui, selon le mot célèbre, une duchesse n’aurait toujours que vingt ans? Mais en ce cas, pourquoi divorce-t-il ? pourquoi veut-il épouser la marquise de Grèges? Car comment ne voit-il pas, avant elle et mieux qu’elle, qu’en devenant Mme Leveau, elle perdra justement tout ce qui l’a séduit et tout ce qui le retient en elle : son nom d’abord, son parfum d’aristocratie, et, selon l’apparence, toutes les « relations, » tous les « entours, » toutes les habitudes qui lui ont donné la sensation de gravir en l’aimant, lui, l’avoué de Montargis, plusieurs degrés de l’échelle sociale?

Il ne serait pas impossible que, dans un roman, tout cela s’amalgamât dans l’unité d’un seul caractère. C’est qu’on y pourrait suivre de proche en proche, et pas à pas, la transformation du personnage. Ce qu’il y a d’apparemment contradictoire et d’illogique dans sa conduite, le romancier trouverait des circonstances pour nous l’expliquer et nous le rendre acceptable. Mais, de nous obliger à les imaginer nous-mêmes, tandis qu’il est là, qui par le ou qui agit sur la scène; de nous obliger à nous demander ce qui s’est passé dans l’entr’acte, c’est ce qui n’est pas du théâtre, et même c’est ce qui détruit le plaisir particulier que nous y venons chercher.

Le caractère de la marquise de Grèges n’appellerait-il pas les mêmes observations? Ce qu’il en aurait voulu faire, et ce qu’elle est dans sa pensée, M. Lemaître encore nous l’a lui-même très ingénieusement expliqué. « c’est, nous dit-il, un type très simple d’ambitieuse toute pure, ou plus exactement de dominatrice, nullement amoureuse, par conséquent, mais nullement cocotte ni aventurière. » Mais c’est ce qu’on ne voit pas très clairement dans sa pièce. Pécuniaires autant que politiques, les services qu’elle demande à son millionnaire de radical, ou qu’elle se laisse rendre par lui, ne dégagent pas assez son personnage, ne le différencient pas, ne le distinguent pas assez de celui d’une aventurière. Et, à ce propos, est-ce pour être plus vrai que M. Lemaître a mêlé cette question d’argent dans son drame? Je n’ai pas vu qu’elle y servît de rien ; et il lui était si facile de ne l’y pas introduire ! Mais d’un autre côté, bien plus que comme une « ambitieuse, » ou une « dominatrice, » la marquise de Grèges ne nous a-t-elle pas d’abord été présentée, comme une « curieuse, » une de ces femmes naïvement perverses, tourmentées du désir de savoir comment vivent, de quelle sorte sont faits, et ce que peuvent penser ceux qui ne sont pas du même monde qu’elles, qui n’ont pas les mêmes origines, les mêmes