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pratiques, soit pour la conduite de la vie, soit pour le gouvernement des intelligences. Du premier de ces caractères, il résultait que la nature, c’est-à-dire la raison, c’est-à-dire encore ce qu’il y a d’universel en chacun de nous, était l’objet propre de la littérature; or s’il n’y a rien de plus vaste qu’un pareil objet, il n’y a rien non plus, en un certain sens, de plus précis, puisqu’il n’y a rien de plus commun et par suite de plus aisément vérifiable pour tous. D’autre part, la théorie classique divisait la poésie suivant un ordre logique : il y avait autant de « genres » que de façons d’envisager l’étude de l’homme, dont nul ne devait, sous peine de déchéance, empiéter sur son voisin : défense à la comédie de se faire tragique, à l’ode de déborder sur la satire, à l’épopée de tourner au lyrisme. Enfin le poète ne devait jamais perdre de vue qu’après avoir dégagé les traits principaux de la nature humaine, il convient de tirer de cette étude des principes, soit pour mieux régler et diriger les écrivains eux-mêmes, — et c’était la « poétique, » cette branche si féconde de la littérature du XVIIIe siècle ; — soit pour répandre la vérité dans les esprits, — et c’était la poésie philosophique, triomphe de Pope; — soit enfin pour éclairer l’homme sur ses devoirs, — et c’était la poésie morale ou satirique, chère à Johnson comme à Boileau. On le voit; partout des divisions nettes et des définitions précises : par suite, des principes très clairs et, en poésie comme en morale, des règles très simples. La révolution romantique, on l’a dit souvent, eut pour caractère principal de substituer à l’étude de l’homme en général l’étude de l’homme individuel, c’est-à-dire du « moi. » Or, autant l’objet de la poésie classique était précis, autant celui-ci était vague ; car il n’y a rien de plus « divers » et de plus « ondoyant » que le « moi. » Il suivit de là que l’étude de ce « moi, » étant peu définie dans son objet, fut peu méthodique : de là vint la disparition, du moins apparente, des « genres. » Par suite encore, l’idée qu’on se faisait de l’homme s’obscurcit et se brouilla : de là vint la disparition de toute poésie purement et proprement didactique ; car on ne tire de conséquences pratiques que de ce qui est clairement défini en théorie. Ainsi toute l’idée que l’époque classique se faisait de la poésie s’écroulait d’un coup. Voyons ce que Coleridge y substituait.

Tout d’abord, une vue confuse des choses: au lieu d’éclaircir les questions par l’analyse, il les embrouille à plaisir, pour les voir de trop haut et de trop loin. Il n’examine pas, ne discute pas, ne raisonne guère: à vrai dire, il ne prouve rien. Il se contente de faire appel au sens intérieur, à l’admiration ou à l’enthousiasme moral. C’est un critique inspiré, — autant dire le contraire d’un critique. Voilà pourquoi il manque de deux choses, dont l’une au moins est essentielle : il n’a point d’esprit, et, dans une certaine mesure, il