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si profonde, et c’est pourquoi ils ont divinisé Shakspeare, Ils avaient un continuel besoin d’étonnement, de sublimité, d’adoration; mais l’adoration ne critique pas et n’explique rien; elle s’attache à l’ensemble et néglige volontairement les détails. Par suite, toute division leur sembla factice; car, au fond, tout est un : de quel droit séparons-nous ce que la nature a lié? Ayons plutôt le culte du « grand tout; » agrandissons nos esprits jusqu’à embrasser l’universel, au lieu de les rapetisser jusqu’aux faits particuliers; échauffons nos imaginations jusqu’à vivre de la vie des choses. « Soyons, — c’est Coleridge qui parle, — variés et individuels comme la vie même. » Au fond, nous n’avons que de courtes et brèves expériences de ce qui est ; nous ne connaissons de la vie que les formes les plus rudimentaires et les plus basses. Donc, ne rendons ni clair ce qui est confus, ni simple ce qui est complexe; mais sachons tenir nos pensées dans un crépuscule perpétuel (c’est ce que ne dit pas Coleridge, mais c’est ce qui est), quitte à voir le soleil face à face, de temps à autre.

Quel sera donc le but de la poésie? Ce sera, suivant une formule de Jean-Paul, — l’un des écrivains à qui Coleridge doit le plus, — « d’entourer la nature finie de l’infinité de l’idée; » en d’autres termes, de voir partout, derrière l’objet concret, son symbole, derrière le monde des apparences, le monde des réalités, et derrière le fini, l’infini. Or l’idée de cet infini, prenons-y garde, est, en dernière analyse, ce qu’il y a de plus personnel, de plus irréductible et de moins communicable en chacun de nous. Otez de l’homme ce qu’on est convenu d’appeler la raison : supprimez en lui tous les sentimens les plus communs, tels que l’ambition, l’envie ou l’amour, qui tous supposent la société de nos semblables et qui n’ont plus de raison d’être chez le solitaire, que reste-t-il, sinon cette idée ou ce sentiment, le plus intime de tous, de notre destinée individuelle, sentiment profondément ancré en nous et rebelle à toute idée de partage? Ce n’est, en somme, que l’idée de notre insuffisance et de notre petitesse : c’est parce que nous sentons notre destinée incomplète et nos efforts pour la réaliser impuissans que nous cherchons à nous élever au-dessus de notre condition présente. Je ne sais si, comme le veut Mme de Staël, « ce que l’homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l’incomplet de sa destinée. » Mais il est clair que, douloureux ou non, ce sentiment est ce qu’il y a de plus vivant en même temps que de plus caché en nous : c’est ce qui constitue proprement notre être moral, puisque c’est ce qui nous différencie de nos semblables et nous préserve d’être engloutis dans le torrent de l’espèce. Quoi qu’on puisse nous dire des fins de l’humanité, quoi qu’on puisse nous révéler de la marche du monde et quelque probabilité qu’on nous donne du sort qui