Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/373

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âmes. » Alchimistes, tous ceux qui croient, avec Coleridge, que l’essentiel n’a pas été dit sur l’homme et qu’il reste à chercher je ne sais quelle pierre philosophale ou quel élixir dans le fond de notre être pensant; alchimistes, ceux que hante l’idée de l’inconnu et de l’innomé, et qui écrivent en tête de leur œuvre cette phrase du vieux Thomas Burnet : Facile credo, plures esse naturas invisibiles quam visibiles in rerum universitate ; alchimistes enfin, ceux qui se complaisent dans les accouplemens d’idées hétéroclites, de sentimens inconciliables et de sensations opposées. Cette préciosité d’un nouveau genre ne s’est pas, — disons-le, — développée entièrement dans Coleridge, parce qu’il avait à un trop haut degré le besoin de convaincre et d’agir : le théologien, le politicien et le critique ont fait contrepoids au poète. Pourtant la tendance est en lui. Un soir que Wordsworth lui avait récité son poème « sur le développement de l’esprit individuel, » il se prit à songer à sa propre vie inutile, à envier son ami plus laborieux et plus persévérant que lui, à regretter tant de projets de sa jeunesse qu’il n’avait jamais réalisés:


Ah! comme j’écoutais, le cœur triste, — je sentis les pulsations de mon être qui se ranimait, — et de même que la vie revient aux noyés, — la joie de vivre, se rallumant, fit se lever en moi une foule de souffrances : — les vives angoisses de l’amour, s’éveillant comme un enfant — turbulent, avec un cri d’angoisse dans le cœur; — les craintes obstinées, qui fuyaient le regard de l’espérance ; — l’espérance qui se distinguait à peine de la crainte; — le sentiment de la jeunesse passée et de la virilité venue en vain, — du génie reçu et de la science acquise en vain ; — et toutes les fleurs cueillies dans les bois sauvages — et toutes celles qu’avait cultivées le travail patient, et toutes celles — qui s’étaient ouvertes pour nous deux, toutes — répandues sur mon cadavre, apportées sur mon cercueil, — enfermées dans la même bière, destinées à la même tombe !


Ainsi, à force de se faire philosophique, la poésie devient subtile et obscure. C’est que tout n’est pas matière à littérature, même dans les rêveries des mieux doués : que de preuves dans l’œuvre si noble, si large, si abondante, mais si touffue, si inégale, et, par endroits, si puérile, de Wordsworth ! Et, comment en serait-il autrement? Ce qu’il y a de mortel dans l’ésotérisme poétique d’un Coleridge, c’est précisément qu’il est une surexcitation factice du « moi, » une exaltation continue de facultés exceptionnelles, un paroxysme de la sensibilité. On se lasse vite d’être en état de crise, et c’est pourquoi Coleridge a si peu écrit de vers : il ne pouvait se