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insuffisant, qui ont le culte des ruines et des monumens interrompus, pour qui un fragment vaut mieux qu’un poème, un journal intime qu’un livre et une série de maximes qu’un système ; c’est qu’en somme il est plus commode de sentir ou d’imaginer par boutades que de penser : cela va mieux à notre paresse naturelle de se prosterner devant une idée que de rendre compte d’une opinion et de taire appel à une révélation intérieure que de juger en connaissance de cause. Le procédé est à la portée de tous et flatte l’amour-propre du premier venu. Puis les confessions nous plaisent, nous touchent, nous amusent, et Coleridge n’a jamais fait que se raconter : nous sommes restés romantiques à ce point que nous savons plus de gré à Rousseau de quelques chapitres des Confessions que de tout l’Emile ou de tout le Contrat social : voilà pourquoi il se trouve des lecteurs pour la Biographia literaria, cette analyse décousue, mais sans artifice, des défauts d’une intelligence, comme il s’en trouve par les Confessions d’un mangeur d’opium, cette fantaisie puérile et charmante d’un homme qui n’a peut-être pas pensé une fois dans sa vie.

Mais il y a encore, au succès de Coleridge, une raison plus noble : c’est le besoin que nous éprouvons de croire à la dignité et à la beauté de certaines émotions; car si la poésie n’est qu’un a jeu, » d’où vient que ce jeu est si supérieur à tant d’autres façons, également inoffensives et assurément plus faciles, de dépenser le trop-plein de notre activité mentale? et si l’utilité des exercices de notre esprit est la mesure de leur légitimité, d’où vient que nous ne renonçons pas de gaîté de cœur à celui de tous qui est pratiquement le moins justifiable et le moins utile? Tel est le problème que l’école de Coleridge s’est posé. Plutôt que de s’avouer impuissans à répondre, les mystiques comme lui se sont réfugiés dans leur for intérieur comme dans un asile inviolable d’où le mépris leur serait aisé. Nous croyons qu’ils ont tort et que la poésie ne perd rien à se faire plus humaine et à fouler le sol que nous foulons : mais pour être exclusive, leur foi en est-elle donc moins touchante? Assurément, si « Samuel Taylor Coleridge, logicien, métaphysicien et barde, » — ainsi le définissait son ami Lamb, — n’avait été que le causeur sénile du jardin de Highgate, on pourrait en faire bon marché. Assurément encore, si la réelle grandeur d’un écrivain dépendait uniquement de la somme d’idées claires qu’il a pu répandre dans le monde, et s’il fallait peser toute œuvre d’art au poids du sens commun, on ne lirait plus guère Coleridge. Mais, je vous prie, lirait-on davantage Thomas Carlyle?


JOSEPH TEXTE.